1. LES DÉCOUVERTES SCIENTIFIQUES MAJEURES
DU XXe SIÈCLE
1. La Science n'existe pas, il n'y a que des sciences. Celles-ci sont actuellement, autant que le non-spécialiste puisse en juger, irréductibles entre elles, closes dans leurs frontières, des frontières que les diverses tentatives d'interdisciplinarité depuis quelques années ne semblent pas avoir bousculé. L’incommensurabilité que Kuhn a attribuée à leurs paradigmes a eu comme effet d’accentuer leur insularité, ou plutôt, si l’on tient en compte les innombrables spécialités qui divisent chaque domaine scientifique, on se trouve en face d’immenses archipels, de l’impossible encyclopédisme chaotique de centaines de disciplines qui échappent à toute tentative de les rassembler (voir chap. 13, § 26). Devant le chaos, la tâche de la pensée est, a toujours été, d’en trouver raison. En voici un essai.
Phénomènes et non phénomènes
2. Il se trouve, d’abord, qu’il y eût tout au long du XXe siècle, dans quelques sciences plus en vue - prodigues d’innombrables essais de description, de mensuration et de définition conceptuelle de leurs données[1], comme on dit - il se trouve qu’il y eût une convergence tout à fait remarquable et en totale indépendance réciproque (sauf dans le cas de Lévi-Strauss) : leurs champs d'observation, de mensuration, d’expérimentation, leurs champs traditionnels de phénomènes, se sont en quelque sorte dédoublés, s’y ajoutant une zone non phénoménique, dans le sens de quelque chose de replié, de nettement retranché de ces champs traditionnels.
3. C’est ainsi qu’en Physique-Chimie, dont la zone phénoménique est celle des transformations chimiques et de la gravitation des 'corps', on a découvert une zone non phénoménique corrélative, celle des protons et des neutrons liés par des forces nucléaires dans les noyaux des atomes, liés de façon telle qu’ils ne peuvent pas avoir part aux phénomènes de la gravitation ni à ceux des transformations chimiques de molécules. En Biologie, dont la zone phénoménique traditionnelle est celle des 'corps' des animaux et des plantes et de leurs anatomies (à innombrables cellules) et physiologies comparées, on a découvert une zone non phénoménique corrélative, celle des gènes (ADN), lesquels, tout en se répétant strictement dans le noyau de chaque cellule d'un même organisme, règlent le métabolisme cellulaire dans le cytoplasme à partir du noyau qu’ils ne quittent jamais, séparés de ce métabolisme. En Psychanalyse, la zone phénoménique étant celle des comportements conscients de chaque individu dans l'aléatoire de ses rencontres avec autrui, de ses amours et de ses rivalités, on a découvert une zone non phénoménique corrélative, celle du refoulement inconscient, non observable par définition, puisque ne pouvant venir jamais à la conscience, et on a établi son rapport à la sexualité (des 'corps'). En Linguistique, dont le champ phénoménique est celui de la signification, c’est à dire des textes ou discours et de l'aléatoire de leur communication garantie par les règles de la syntaxe-sémantique ; on y a découvert un champ non phénoménique corrélatif, celui des règles phonologiques de chaque langue, restitué de façon théorique par Troubetzskoy à partir de la différence de Saussure, qui a exclu des langues les sons concrets de chaque parole : or, ces phonèmes (comme les lettres de nos écritures) sont exclus du champ de la signification, ils n'ont point de sens, ne sont l’image de rien. Remarquons que dans ce champ on parle souvent de 'corpus' de textes. Enfin, en Anthropologie, la zone phénoménique étant celle des us et coutumes de chaque société tribale, liés autour de la parenté, la zone non phénoménique corrélative est celle de l’exclusion des rapports sexuels consanguins (interdit de l'inceste) ; que l'exogamie conséquente est à l’origine du système de parenté structurant cette société, c’est ce qui a été éclairé magistralement par Lévi-Strauss en démontrant rigoureusement comment une même logique structurale (non consciente) règle les alliances entre les lignages ancestraux en des systèmes sociaux pourtant fort différents entre eux. On utilise souvent la métaphore du 'corps' ou de 'l'organisme' pour parler d'une société ou de l'une de ses institutions.
4. Il ne sera sans doute pas casuel que, dans les domaines de ces sciences, on puisse dire que leurs objets scientifiques soient les divers sens, quelques-uns carrément métaphoriques, où l'on peut parler de 'corps', terme qui suppose composition réglée d'une part, fonctionnement autonome vis-à-vis de son contexte d'autre part. On pourrait prétendre ainsi, de façon provisoire, qu'il s'y agit de sciences qui s'occupent des domaines de ladite réalité où se jouent des "corps", dans un jeu qui est simultanément réglé et aléatoire, de sciences qui ont découvert, tout au long du XXe siècle[2], que ces jeux n'étaient possibles que parce qu’ils sont réglés par des logiques ‘retranchées’ de ces champs qu’elles gouvernent. C'est le sens même de 'théorie' - du grec 'theôrein', regarder (un paysage, une armée, les astres) - en tant que tableau du savoir donné à un regard intellectuel, cohérent et déterministe, sans plis, qui semble mis en question par ce non-phénoménique en retrait, disons, par rapport au champ ouvert des phénomènes.
5. Il se trouve, en effet, d’autre part, que, au sein de la Phénoménologie - un des principaux courants philosophiques tout au long du même siècle, lancé par Husserl comme “retour aux choses-mêmes” en vue de dépasser “la crise des sciences européennes” -, Heidegger a introduit le motif du “retrait de l’être” (le retrait de la donation des ‘étants’, qu’ici on dira ‘assemblages’) et que Derrida a réélaboré l’héritage husserlien-heideggerien en valorisant le motif de l’ “écriture” (technique d’inscription) comme effet de deux forces en “double bind”. Ce fut vers le milieu des années 80 que ces deux ‘il se trouve’ que j’ai souligné ont fait ‘trouvaille’ : celle d’un nouveau pas - multiple, quasi impossible - qui accomplirait et excèderait celui de Kuhn en 1962.
Pas de philosophie-des-sciences, plutôt philosophie-avec-sciences
6. La Science n'existe pas, il n'y a que des sciences, c’était mon premier mot. Quand on parle de La Science, on ne suppose en général que la Physique, on présuppose que toutes les autres sciences ne le sont que dans la mesure où elles s'approcheraient du modèle physicien. En procédant ainsi, on ne s’intéresse guère à ce dont les sciences s'occupent, on ne regarde que les gestes des savants, leurs façons de faire, leurs méthodes. C'est ainsi, parfois d'ailleurs avoué, que procède la plupart du temps la philosophie des sciences, malgré ce pluriel. En effet, si l'on veut rendre compte, sinon de toutes, de beaucoup de sciences, on doit laisser tomber ce par quoi, en se constituant, elles s'excluent mutuellement, à savoir leurs domaines et leurs paradigmes, des domaines que les paradigmes découpent et délimitent dans ladite réalité. On généralise alors sur les façons de théoriser, sur les méthodes d'expérimentation, sur des aspects, non point 'subjectifs' (puisque les sciences excluent le sujet, ou tendent à le faire), mais du côté des façons de faire des savants. Et inévitablement la science qui est née la première, celle qui s'est imposée par sa façon exemplaire d'utiliser les mathématiques dans ses procédés, voire de pousser à des nouvelles mathématiques, celle qui, à travers des techniques de tout acabit qui s'en réclament, a démontré sa scientificité de façon inquestionnable par n'importe qui, inévitablement la Physique est devenue le modèle de toutes les autres sciences, celle que chacune essayait d'imiter, d'approcher. Et c'est pourquoi la philosophie des sciences est, la plupart du temps, la philosophie de la physique, voire des façons de faire des physiciens[3].
7. Peut-être n'était-il pas possible de faire autrement, puisque les sciences contemporaines sont devenues un labyrinthe inextricable, un chaos, disais-je en commençant, que personne, ni de près ni de loin, ne peut prétendre embrasser d'un regard suffisamment informé. La notion de paradigme de Thomas Khun a été, me semble-t-il, le pas le plus important dans le chemin d'une connaissance plus approfondie de ce qu'est une science, un pas qui demande d’aller un tant soit peu au-dedans du paradigme. Car chaque science, et c'est bien l'une des portées les plus fécondes de cette notion de paradigme, est une institution, avec ses départements universitaires, ses laboratoires, ses livres, ses revues spécialisées, ses congrès, ses associations, ses théories, concepts et méthodes, ses traditions, son historicité en somme (9. 2-7). Et l'on n'y rentre que par l'école, par la spécialisation qu'elle promeut : or, ce que fait l'école, c'est de 'former' un savant, de l'instituer en tant que tel, de le pousser ensuite dans une spécialisation déterminée, d'en faire un usager, un habitant de ce territoire institutionnel tel qu'il sache s'y repérer (9. 8-11). Mais plus il gagne ses compétences d'usager scientifique, de spécialiste, plus il perd aussi les possibilités qu'il avait auparavant de rentrer dans une autre science ou dans autre type d'institution, voire dans une autre spécialité de sa science. En effet, il lui arrivera d'ignorer de plus en plus des pans entiers de sa science, des spécialités éloignées de la sienne. C’est-à-dire que ni la Physique, ni la Chimie, ne sont plus 'une' science, mais un monde de spécialités fort diverses, de régions plus ou moins autonomes les unes des autres, s'excluant plus ou moins - du point de vue du paradigme et de ses pratiques justement - les unes des autres. Comment quelqu'un qui travaille en philosophie pourra prétendre à la connaissance de plusieurs sciences, chacune impliquant plusieurs paradigmes, parfois aussi plusieurs écoles ? Le lecteur aura donc les meilleures raisons du monde pour douter du bon sens de qui prétendant se repérer dans plusieurs types de sciences assez différents. Celui qui prend ce risque est toutefois quelqu'un qui, ayant reçu sa prime formation comme ingénieur civil, a appris à se méfier des généralisations philosophiques sur les sciences, qui s'est mis à apprendre avec quelques savants, qui voudrait profiter des tournants que les sciences choisies ont connu au long du dernier siècle pour faire de la philosophie avec ces sciences. Il va de soi que je ne suis pratiquant d'aucune des sciences dont il sera question ici, que je les connais de façon inégale par des travaux et lectures diverses, à travers une bibliographie accessible aujourd’hui à la curiosité intellectuelle des lecteurs, mais qu’il a fallu limiter, lire lentement, relire parfois[4]. J'ai assez d'années de lecture et d'écriture pour savoir que l'on ne sait que ce que l'on pratique, pour évaluer l'audace essayée ici (et celle de l’éditeur). La lecture de textes scientifiques par des gens pratiquant la philosophie ne peut être qu'une lecture philosophique de ces textes, une lecture qui doit savoir qu'il s'agit d'un texte scientifique. C'est à dire, un texte où l'on pourra reconnaître trois strates indissociablement articulées entre elles : celle qui relève de l'expérimentation ou de l'observation et de leurs opérations respectives, celle qui relève du système théorique des catégories scientifiques (ces deux strates appartiennent à ce que Khun a appelé paradigme) et celle qui, selon le très beau Les Mots et les Choses de Foucault, relève de l'épistème civilisationnel où les corpus de chaque science sont élaborés, qui déborde donc les paradigmes stricts (9. 12-17). Ce sont surtout les paradigmes qui résistent au savoir du lecteur non-spécialiste, mais ces méthodes, catégories et épistèmes relèvent tous de l'histoire de la civilisation européenne et de sa dimension philosophique essentielle, qui a fourni une bonne partie de la machinerie dont chaque science s’est instituée, même en étant obligée de reformuler l'héritage philosophique.
Fermer la parenthèse kantienne
8. De très bonne heure, Lévinas a demandé : "l'œuvre de Derrida, coupe-t-elle le développement de la pensée occidentale par une ligne de démarcation, semblable au kantisme qui sépara la philosophie dogmatique du criticisme ? Sommes-nous à nouveau au bord d'une naïveté, d'un dogmatisme insoupçonné qui sommeillait au fond de ce que nous prenions pour esprit critique ? On peut se le demander"[5]. Or, l’une des grandes fécondités de la critique kantienne a été la séparation des eaux entre philosophie et sciences. L’ambition de la philosophie classique, d’Aristote à Leibniz, était la connaissance de l’être, dans l’ampleur des choses de l’univers, y compris dans ses grandes régions, la matière, la vie, les humains et leurs facultés, intelligence et liberté, pensée et vertus. Les sciences en sont issues, chacune s’étant toutefois limitée au domaine de choses où elle menait son expérimentation et trouvait sa vérité laboratoriale ; en conséquence, ce domaine réélaboré était exclu de celui de l’ambition philosophique classique, qui s’est donc rétréci au fur et à mesure du développement des sciences, jusqu’aux psychologies. Kant l’a vite compris et en a tiré leçon ; tout en épousant la démarche de la physique newtonienne, il a, à son tour, délimité le domaine de la philosophie critique théorique : non plus la connaissance des phénomènes, dévolue aux sciences, mais les questions de pensée, sa “raison pure” devrant arbitrer sur la légitimité des nouvelles et si prometteuses connaissances scientifiques. Ce divorce devrait laisser libre - de métaphysique - le champ des phénomènes où les sciences ont proliféré somptueusement les deux derniers siècles, jusqu’aux centaines de disciplines actuelles, défiant chaotiquement tout encyclopédisme, rendant la tâche impossible à tout philosophe qui voudrait en cerner l’épistémologie. De sa part, libérée à la fois du dogmatisme et de l’empirisme et ayant trouvé de toutes nouvelles et redoutables questions concernant l’histoire et la temporalité, la philosophie a su profiter aussi du divorce, mais un certain essoufflement aujourd’hui et le retour conséquent du relativisme dit post-moderne auraient de quoi rendre nostalgique des ambitions d’autrefois. Et si le chaos épistémologique des sciences rendait un nouveau souffle aux anciennes tâches philosophiques ? Et si l’on regardait chaos et scepticisme comme symptômes de l’épuisement de la fécondité du kantisme, demandant de renouer une “nouvelle alliance” - préconisée par Prigogine et Stengers il y a plus de 20 ans - des sciences avec la philosophie ? Et si l’on pouvait reprendre, à l’égard des sciences concernant les domaines les plus significatifs des choses de l’univers, l’ambition philosophique de nos ancêtres grecs et européens ? Et si, en plus, on arrivait, ensemble et sans confusion, à dessiner les grandes lignes d’articulation de ces domaines ? Dit autrement, il s’agira d’enquêter sur la dimension philosophique des sciences - concernant chacun de ces grands domaines, matière, vie, social, langage, humain – pour donner une nouvelle ampleur, l’ampleur d’un nouveau palier de la raison, au projet greco - européen de connaissance, vieux d’au moins vingt-quatre siècles passés en 2001 sur la mort de Socrate. L’avec serait ainsi la façon, d’une part, de redonner noblesse philosophique aux sciences et, d’autre part, de faire profiter la phénoménologie de leurs vérifications expérimentales, de façon à ce que, en composition, philosophies-avec-sciences puissent prétendre à une compréhension vraie (eh oui !), globale et articulée, des mécanismes des choses de l’univers, ceci d’une façon vraiment neuve, à la hauteur de la nouveauté des grandes découvertes scientifiques du siècle dernier (13. 164). Il s’agirait en somme d’ébaucher une nouvelle ontologie (chap. 7), œuvre de déconstruction de l’ancienne, où la Physique d’Aristote avait ce rôle de philosophie-avec-sciences (13. 16), qui serait joué dorénavant par la nouvelle phénoménologie proposée ici.
9. Il s’agira donc d'essayer une approche des divers domaines scientifiques de façon à ce qu’ils soient susceptibles d'être articulés entre eux. Il faut, pour le réussir, poursuivre plus loin la démarche de Kuhn, dépasser l’insularité où il a laissé les divers paradigmes (incommensurables), se choisir une science, rentrer bel et bien dedans et y mener sa réflexion, à l'instar de l'anthropologue chez telle tribu, du linguiste étudiant telle langue, tâcher d’y trouver, dans leurs épistèmes - après les avoir épuré de la représentation de l’ontologie classique européenne -, de quoi les comparer par un regard phénoménologique : ce qu’on appellera des mécanismes d’autonomie à hétéronomie effacée, semblables à un niveau formel entropique. Les choses étant fort différentes dans chaque domaine, y aura-t-il des questions communes aux diverses sciences ? Dans chaque champ de phénomènes, il y a essentiellement conflit entre les lois scientifiques établies progressivement, des lois qui déterminent ce qui se passe dans le champ considéré, et l'aléatoire de ce même champ, ce qui en lui reste d'indéterminé, où la temporalité reste un facteur irréductible, comme l’a montré Prigogine. Avec deux cas de figure. a) En Physique, en Chimie et en Biologie, le conflit semblait résolu, du fait de l'isolement laboratorial des phénomènes, qui crée des conditions de détermination suffisante, lesquelles, à leur tour, semblent justifier les conceptions déterministes traditionnelles. Le motif derridien de l’écriture comme technique permettra de demander qu’on n’oublie pas la nécessité structurale des techniques de laboratoire au moment où l’on se ‘représente’ ladite réalité, que le laboratoire ne soit plus conçu comme un ‘instrument’, l’échafaudage que l’on supprime après coup pour admirer l’œuvre réussie. b) Tandis que dans le cas des sciences qui relèvent de l'humain et du social, ce conflit restait l'obstacle décisif à la formulation de 'lois' scientifiques susceptibles d'engendrer un consensus significatif entre les savants du domaine. Par contre, dans la zone non phénoménique, ce qui semble s'imposer, c'est le caractère très strict de la détermination, le caractère fort répétitif de ce qui s'y passe (génétique, système phonologique, interdit de l’inceste, refoulement) défiant tout aléatoire presque, mais qui repose sur une immotivation constitutive de cette zone elle-même, manifestée par ce que l’on peut nommer, de façon kuhnienne, l’incommensurabilité entre elles des espèces biologiques et des langues, voire des sociétés (Castoriadis parlait de leur “institution imaginaire”). Ceci pose des questions inédites à chaque théorie scientifique : comment maintenir la catégorie classique de causalité quand elle semble défiée là où elle ferait jus à être le plus justifiée ? Cette immotivation rejoint ‘l’impossible’ problème des origines : de la matière et de l'énergie, c’est-à-dire de l'Univers, de la vie et des espèces, du langage et des langues, des sociétés humaines et des psychismes, de l'humain (2. 61).
[1] Il est facilement admis aujourd’hui que les phénomènes dont s’occupent les sciences ne sont pas des 'pures données', qu’ils sont 'constitués' par les paradigmes respectifs, ce qui implique la perte du privilège du regard, de la perception, dans le motif de l'observation. À vrai dire, ce privilège était inadéquat depuis les débuts mêmes de la science moderne : la rotation de la Terre et sa translation autour du Soleil contre notre perception, l'égale accélération de la vitesse de chute de n'importe quel grave (dans le vide), que les divers charbons, le graphite des crayons et les diamants des bijoux concernent une même substance chimique, le carbone, et ainsi de suite, implicitaient déjà la critique de ce privilège et de l'opposition corrélative entre théorie et expérience. Mais il s’agit ici d’autre chose, concernant la structuration des domaines scientifiques eux-mêmes
[2] Sans aucun fétiche pour le XXe siècle, fort ordurier par ailleurs, c’est quand même une coïncidence étonnante que Planck ait présenté l’équation avec la constante h, impliquant la notion de ‘quantum’ et de ses multiples, point de départ anti-continuiste de la nouvelle Physique, en Décembre de 1900 ; que cette même année trois articles de biologistes, l’hollandais H. de Vries et les allemands C. Correns et E. von Tschermak, indépendants les uns des autres, aient confirmé dans d’autres espèces végétales les lois de Mendel sur l’hérédité ; que ce soit 1900 la date de la publication du premier grand texte psychanalytique de Freud, l’Interprétation des rêves, et du premier texte phénoménologique d’Husserl, Recherches logiques. En sachant que Saussure travaillait aussi à la même époque à sa révolution épistémologique en Linguistique, dont les leçons ont été données de 1906 à 1911, seules les sciences des sociétés auront raté le rendez-vous.
[3] On cherchera en vain les sciences non physiques ni chimiques (y compris la Biologie en tant qu'anatomie, par exemple) dans le débat entre philosophes et scientifiques organisé par J. Hamburger en 1984 à l'Académie des Sciences de Paris, La philosophie des sciences aujourd'hui. D. Lecourt [qui a dirigé en 1999 chez P.U.F. un dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences], en ouverture d’un chapitre final concernant la biologie, consacré à G. Canguilhem, écrit : “la philosophie des sciences française aussi bien que la philosophie de la science américaine s’est presque exclusivement construite autour d’une réflexion sur les sciences physiques” (La philosophie des sciences, Que sais-je ?, P.U.F., 2001, p. 107).
[4] Y compris pour Heidegger et Derrida, dont l’extension des bibliographies décourage tout non-spécialiste. Pour le dernier, je me suis limité à des œuvres grammatologiques de ses premières années, préférant le relire parfois plutôt que tenter de suivre tous ses textes des années 80 et 90, plus éloignés des préoccupations avec les sciences qui étaient les siennes dans sa jeunesse (sans que ce choix soit lié à la supposition d’une coupure dans son œuvre). Plus que de multiplier les citations, on tâchera ici d’argumenter à partir de sa grammatologie.
[5] “Tout autrement”, L’Arc, nº 54, Jacques Derrida, 1973, p. 33.
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