samedi 16 février 2008

Premières pages


1. LES DÉCOUVERTES SCIENTIFIQUES MAJEURES
DU XXe SIÈCLE


1. La Science n'existe pas, il n'y a que des sciences. Celles-ci sont actuellement, autant que le non-spécialiste puisse en juger, irréductibles entre elles, closes dans leurs frontières, des frontiè­res que les di­verses tentatives d'interdisciplinarité depuis quel­ques années ne semblent pas avoir bousculé. L’incommensura­bili­té que Kuhn a attribuée à leurs paradigmes a eu comme effet d’ac­centuer leur insularité, ou plutôt, si l’on tient en compte les in­nombrables spécialités qui divisent chaque domaine scientifi­que, on se trouve en face d’immenses archipels, de l’impossible encyclopé­disme chaotique de centaines de disciplines qui échap­pent à toute tentative de les rassembler (voir chap. 13, § 26). De­vant le chaos, la tâche de la pensée est, a toujours été, d’en trou­ver rai­son. En voici un essai.

Phénomènes et non phénomènes

2. Il se trouve, d’abord, qu’il y eût tout au long du XXe siè­cle, dans quel­ques sciences plus en vue - prodigues d’innombra­bles essais de description, de mensuration et de définition con­ceptuel­le de leurs données[1], comme on dit - il se trouve qu’il y eût une convergen­ce tout à fait remarquable et en totale indépendance réci­proque (sauf dans le cas de Lévi-Strauss) : leurs champs d'observation, de men­sura­tion, d’expérimentation, leurs champs tradition­nels de phé­nomè­nes, se sont en quelque sorte dédoublés, s’y ajoutant une zone non phé­no­ménique, dans le sens de quelque chose de replié, de nette­ment retranché de ces champs tradition­nels.
3. C’est ainsi qu’en Physique-Chimie, dont la zone phéno­ménique est celle des transformations chimiques et de la gravi­tation des 'corps', on a découvert une zone non phé­no­ménique corrélative, celle des protons et des neutrons liés par des forces nucléaires dans les noyaux des atomes, liés de façon telle qu’ils ne peuvent pas avoir part aux phénomènes de la gravitation ni à ceux des transforma­tions chimiques de molécu­les. En Biologie, dont la zone phénoménique tradition­nelle est celle des 'corps' des ani­maux et des plantes et de leurs ana­tomies (à innombrables cellu­les) et physiologies comparées, on a découvert une zone non phénoménique corrélative, celle des gènes (ADN), lesquels, tout en se répétant strictement dans le noyau de chaque cellule d'un même or­ganis­me, règlent le métabolisme cellulaire dans le cyto­plasme à partir du noyau qu’ils ne quittent jamais, séparés de ce métabo­lis­me. En Psy­chanalyse, la zone phénoméni­que étant celle des com­portements conscients de chaque individu dans l'aléatoire de ses ren­contres avec autrui, de ses amours et de ses rivalités, on a dé­couvert une zone non phénoménique cor­rélative, celle du refoule­ment in­conscient, non observable par définition, puisque ne pou­vant venir jamais à la conscience, et on a établi son rap­port à la se­xualité (des 'corps'). En Linguistique, dont le champ phéno­ménique est celui de la signification, c’est à dire des textes ou dis­cours et de l'aléatoire de leur communication garan­tie par les rè­gles de la syntaxe-sémantique ; on y a découvert un champ non phénoménique corrélatif, celui des règles phonologi­ques de cha­que langue, resti­tué de façon théorique par Troubet­zskoy à partir de la diffé­rence de Saussure, qui a exclu des lan­gues les sons concrets de chaque pa­role : or, ces phonèmes (comme les lettres de nos écri­tures) sont exclus du champ de la signification, ils n'ont point de sens, ne sont l’image de rien. Re­marquons que dans ce champ on parle souvent de 'corpus' de textes. Enfin, en An­­­thropo­logie, la zone phénoménique étant celle des us et cou­tu­mes de chaque société tribale, liés autour de la parenté, la zone non phénoménique cor­rélative est celle de l’exclusion des rap­ports sexuels consanguins (in­terdit de l'in­ceste) ; que l'exogamie consé­quente est à l’origine du système de parenté structurant cette société, c’est ce qui a été éclai­ré magistralement par Lévi-Strauss en démon­trant ri­gou­reu­sement comment une même lo­gi­que structurale (non consciente) règle les al­liances entre les lig­nages ancestraux en des systèmes sociaux pourtant fort diffé­rents en­tre eux. On utilise sou­vent la mé­taphore du 'corps' ou de 'l'orga­nisme' pour parler d'une société ou de l'une de ses institu­tions.
4. Il ne sera sans doute pas casuel que, dans les domaines de ces sciences, on puisse dire que leurs objets scientifiques soient les di­vers sens, quelques-uns carrément métaphoriques, où l'on peut parler de 'corps', terme qui suppose composition réglée d'une part, fonctionnement autonome vis-à-vis de son contexte d'autre part. On pourrait prétendre ainsi, de fa­çon pro­visoire, qu'il s'y agit de sciences qui s'occupent des domaines de ladite réali­té où se jouent des "corps", dans un jeu qui est simul­tané­ment réglé et aléatoire, de sciences qui ont découvert, tout au long du XXe siècle[2], que ces jeux n'étaient possibles que parce qu’ils sont réglés par des logi­ques ‘retranchées’ de ces champs qu’el­les gouvernent. C'est le sens même de 'théorie' - du grec 'theôrein', regarder (un paysage, une armée, les astres) - en tant que tableau du savoir donné à un re­gard intel­lectuel, cohérent et déterministe, sans plis, qui semble mis en question par ce non-phénoménique en retrait, disons, par rap­port au champ ouvert des phénomènes.
5. Il se trouve, en effet, d’autre part, que, au sein de la Phé­noménologie - un des principaux courants philosophiques tout au long du même siècle, lancé par Husserl comme “retour aux cho­ses-mêmes” en vue de dépasser “la crise des sciences européen­nes” -, Heidegger a intro­duit le motif du “retrait de l’être” (le re­trait de la donation des ‘étants’, qu’ici on dira ‘assembla­ges’) et que Derrida a réélaboré l’héritage husserlien-hei­deggerien en valori­sant le motif de l’ “écriture” (tech­nique d’ins­cription) comme effet de deux forces en “double bind”. Ce fut vers le milieu des an­nées 80 que ces deux ‘il se trouve’ que j’ai souligné ont fait ‘trouvaille’ : celle d’un nou­veau pas - multiple, quasi impossible - qui accomplirait et excèderait celui de Kuhn en 1962.

Pas de philosophie-des-sciences, plutôt philosophie-avec-sciences

6. La Science n'existe pas, il n'y a que des sciences, c’était mon premier mot. Quand on parle de La Science, on ne suppose en général que la Physique, on présuppose que toutes les au­tres sciences ne le sont que dans la mesure où elles s'approche­raient du modè­le physicien. En procédant ainsi, on ne s’intéresse guère à ce dont les sciences s'occupent, on ne regarde que les gestes des sa­vants, leurs façons de faire, leurs méthodes. C'est ainsi, par­fois d'ailleurs avoué, que procède la plupart du temps la philo­so­phie des sciences, malgré ce pluriel. En effet, si l'on veut rendre compte, sinon de toutes, de beaucoup de scien­ces, on doit laisser tomber ce par quoi, en se constituant, el­les s'excluent mutuellement, à savoir leurs domaines et leurs pa­ra­digmes, des domaines que les paradigmes découpent et délimi­tent dans ladite réalité. On généralise alors sur les façons de théoriser, sur les méthodes d'expérimentation, sur des aspects, non point 'subjectifs' (puisque les sciences ex­cluent le sujet, ou tendent à le faire), mais du côté des façons de faire des savants. Et inévitablement la science qui est née la première, celle qui s'est imposée par sa façon exemplaire d'utili­ser les ma­théma­ti­ques dans ses procédés, voire de pousser à des nouvelles ma­thé­matiques, celle qui, à travers des techni­ques de tout acabit qui s'en réclament, a démontré sa scientificité de fa­çon inques­tion­nable par n'importe qui, inévitablement la Physi­que est de­venue le modèle de toutes les autres sciences, celle que chacune essayait d'imiter, d'approcher. Et c'est pour­quoi la phi­losophie des sciences est, la plupart du temps, la philoso­phie de la physique, voire des façons de faire des physiciens[3].
7. Peut-être n'était-il pas possible de faire autrement, puis­que les sciences contemporaines sont devenues un labyrinthe inextricable, un chaos, disais-je en commençant, que per­sonne, ni de près ni de loin, ne peut préten­dre em­brasser d'un regard suf­fisamment informé. La notion de para­digme de Thomas Khun a été, me semble-t-il, le pas le plus impor­tant dans le che­min d'une connaissance plus appro­fondie de ce qu'est une science, un pas qui demande d’aller un tant soit peu au-dedans du para­digme. Car chaque science, et c'est bien l'une des portées les plus fé­con­des de cette notion de paradigme, est une institution, avec ses départements uni­versitaires, ses laboratoi­res, ses livres, ses re­vues spé­cialisées, ses congrès, ses associa­tions, ses théo­ries, con­cepts et méthodes, ses traditions, son his­toricité en somme (9. 2-7). Et l'on n'y rentre que par l'école, par la spé­cialisation qu'elle pro­meut : or, ce que fait l'école, c'est de 'former' un savant, de l'insti­tuer en tant que tel, de le pousser ensuite dans une spé­ciali­sation dé­terminée, d'en faire un usager, un habi­tant de ce terri­toire insti­tutionnel tel qu'il sache s'y repé­rer (9. 8-11). Mais plus il gagne ses compétences d'usager scien­tifique, de spécialis­­­­te, plus il perd aussi les possi­bilités qu'il avait aupara­vant de rentrer dans une autre science ou dans autre type d'insti­tution, voire dans une autre spé­cialité de sa science. En effet, il lui arri­vera d'igno­rer de plus en plus des pans entiers de sa science, des spé­cialités éloignées de la sienne. C’est-à-dire que ni la Physi­que, ni la Chi­mie, ne sont plus 'une' science, mais un monde de spé­cialités fort diverses, de ré­gions plus ou moins au­tonomes les unes des autres, s'excluant plus ou moins - du point de vue du pa­radigme et de ses pratiques justement - les unes des autres. Com­ment quel­qu'un qui travaille en philosophie pourra préten­dre à la con­nais­sance de plusieurs sciences, chacune impli­quant plu­sieurs pa­ra­digmes, parfois aussi plu­sieurs écoles ? Le lecteur aura donc les meilleures raisons du monde pour douter du bon sens de qui prétendant se repérer dans plusieurs types de scien­ces assez différents. Celui qui prend ce risque est toute­fois quel­qu'un qui, ayant reçu sa prime formation comme ingénieur civil, a appris à se méfier des gé­né­ralisations philo­so­phiques sur les sciences, qui s'est mis à ap­prendre avec quel­ques savants, qui voudrait profiter des tour­nants que les sciences choisies ont connu au long du dernier siè­cle pour faire de la phi­losophie avec ces sciences. Il va de soi que je ne suis prati­quant d'aucune des sciences dont il sera question ici, que je les connais de façon iné­gale par des travaux et lectures diverses, à travers une biblio­graphie accessible aujourd’hui à la curiosité intellec­tuelle des lecteurs, mais qu’il a fallu limiter, lire lentement, relire parfois[4]. J'ai as­sez d'années de lecture et d'écriture pour sa­voir que l'on ne sait que ce que l'on prati­que, pour éva­luer l'au­dace essayée ici (et celle de l’édi­teur). La lecture de tex­tes scientifi­ques par des gens prati­quant la philo­so­phie ne peut être qu'une lecture philosophi­que de ces textes, une lecture qui doit savoir qu'il s'agit d'un texte scientifi­que. C'est à dire, un texte où l'on pourra re­connaître trois stra­tes indissociable­ment articulées entre elles : celle qui re­lève de l'expérimentation ou de l'observa­tion et de leurs opéra­tions res­pectives, celle qui relève du système théori­que des catégories scientifiques (ces deux strates appartien­nent à ce que Khun a ap­pelé paradigme) et celle qui, selon le très beau Les Mots et les Choses de Foucault, relève de l'épistème civilisation­nel où les cor­pus de chaque science sont élaborés, qui dé­borde donc les para­digmes stricts (9. 12-17). Ce sont surtout les paradig­mes qui ré­sistent au savoir du lecteur non-spécialiste, mais ces méthodes, catégories et épistèmes re­lèvent tous de l'histoire de la civilisation européenne et de sa di­mension philo­sophique es­sentielle, qui a fourni une bonne partie de la machi­nerie dont chaque science s’est instituée, même en étant obligée de re­formu­ler l'héritage philoso­phique.

Fermer la parenthèse kantienne

8. De très bonne heure, Lévinas a demandé : "l'œuvre de Derrida, coupe-t-elle le développement de la pensée occidenta­le par une ligne de démarcation, semblable au kantisme qui sépara la phi­losophie dogmatique du criticisme ? Sommes-nous à nou­veau au bord d'une naïveté, d'un dogmatisme insoupçonné qui sommeillait au fond de ce que nous prenions pour esprit critique ? On peut se le demander"[5]. Or, l’une des grandes fécondités de la critique kantienne a été la séparation des eaux entre philosophie et scien­ces. L’ambi­tion de la philosophie classique, d’Aristote à Leibniz, était la connaissance de l’être, dans l’ampleur des choses de l’uni­vers, y compris dans ses grandes régions, la matière, la vie, les humains et leurs facultés, intelligence et liberté, pensée et vertus. Les scien­ces en sont issues, chacune s’étant toutefois limi­tée au do­maine de choses où elle menait son expérimentation et trouvait sa vérité laboratoriale ; en consé­quence, ce do­maine réélaboré était exclu de celui de l’ambition phi­losophique classi­que, qui s’est donc ré­tréci au fur et à mesure du développement des sciences, jusqu’aux psychologies. Kant l’a vite compris et en a tiré leçon ; tout en épousant la démarche de la physique newtonienne, il a, à son tour, délimité le domaine de la philosophie critique théorique : non plus la connaissance des phénomènes, dévolue aux sciences, mais les questions de pensée, sa “raison pure” devrant arbitrer sur la légi­timité des nouvelles et si prometteuses con­naissances scienti­fiques. Ce di­vorce devrait laisser libre - de méta­physi­que - le champ des phénomènes où les sciences ont proliféré somptueuse­ment les deux der­niers siècles, jusqu’aux centaines de disciplines actuelles, défiant chaotique­ment tout en­cyclopédisme, rendant la tâche impos­sible à tout philosophe qui voudrait en cerner l’épis­témo­logie. De sa part, li­bérée à la fois du dogmatisme et de l’em­pi­risme et ayant trouvé de toutes nouvel­les et redou­tables ques­tions con­cernant l’histoire et la temporali­té, la philo­sophie a su profi­ter aussi du divor­ce, mais un cer­tain es­souf­flement au­jourd’hui et le retour consé­quent du relati­visme dit post-moder­ne auraient de quoi rendre nostalgique des ambitions d’autrefois. Et si le chaos épistémologi­que des sciences rendait un nouveau souffle aux anciennes tâches philosophiques ? Et si l’on regardait chaos et scepticisme comme symptômes de l’épui­se­ment de la fé­condité du kantisme, deman­dant de renouer une “nouvelle alliance” - préconisée par Prigogine et Stengers il y a plus de 20 ans - des sciences avec la philoso­phie ? Et si l’on pou­vait reprendre, à l’égard des sciences concernant les domaines les plus significatifs des choses de l’uni­vers, l’ambition philosophique de nos ancêtres grecs et euro­péens ? Et si, en plus, on arrivait, en­semble et sans confu­sion, à dessiner les grandes lignes d’articula­tion de ces do­maines ? Dit autrement, il s’agira d’enquêter sur la dimension philosophique des sciences - concernant chacun de ces grands domaines, matière, vie, social, langage, humain – pour donner une nouvelle ampleur, l’ampleur d’un nouveau palier de la raison, au projet greco - européen de connaissance, vieux d’au moins vingt-quatre siècles passés en 2001 sur la mort de Socrate. L’avec serait ainsi la façon, d’une part, de re­donner no­blesse philosophi­que aux sciences et, d’autre part, de faire profi­ter la phénoméno­logie de leurs vérifications expéri­mentales, de façon à ce que, en compo­sition, philosophies-avec-sciences puis­sent prétendre à une com­préhension vraie (eh oui !), globale et articulée, des mécanis­mes des choses de l’univers, ceci d’une fa­çon vraiment neuve, à la hauteur de la nouveauté des grandes dé­couvertes scientifiques du siècle dernier (13. 164). Il s’agirait en somme d’ébaucher une nouvelle ontologie (chap. 7), œuvre de déconstruction de l’ancienne, où la Physique d’Aristote avait ce rôle de philosophie-avec-sciences (13. 16), qui serait joué doréna­vant par la nouvelle phénoménologie proposée ici.
9. Il s’agira donc d'essayer une approche des divers do­mai­nes scientifiques de façon à ce qu’ils soient sus­cepti­bles d'être articulés entre eux. Il faut, pour le réussir, pour­suivre plus loin la démarche de Kuhn, dépasser l’in­sularité où il a laissé les divers paradigmes (incommensurables), se choisir une science, rentrer bel et bien dedans et y mener sa ré­flexion, à l'instar de l'anth­ropolo­gue chez telle tribu, du linguiste étudiant telle lan­gue, tâcher d’y trouver, dans leurs épis­tèmes - après les avoir épuré de la représentation de l’ontologie classique européenne -, de quoi les comparer par un regard phénoménologi­que : ce qu’on appellera des méca­nismes d’auto­nomie à hétéro­nomie effacée, semblables à un niveau formel entropique. Les choses étant fort différentes dans chaque domaine, y aura-t-il des questions communes aux diverses sciences ? Dans chaque champ de phénomè­nes, il y a essentiellement conflit entre les lois scientifi­ques établies progressivement, des lois qui déter­mi­nent ce qui se passe dans le champ considéré, et l'aléatoi­re de ce même champ, ce qui en lui reste d'indéterminé, où la tempo­ralité reste un fac­teur ir­réductible, comme l’a montré Prigogine. Avec deux cas de figure. a) En Physique, en Chimie et en Bio­lo­gie, le con­flit semblait résolu, du fait de l'isolement laboratorial des phénomènes, qui crée des condi­tions de détermination suffisante, lesquelles, à leur tour, sem­blent justifier les conceptions déter­ministes traditionnelles. Le motif derridien de l’écriture comme technique permettra de demander qu’on n’oublie pas la né­cessité structurale des te­chniques de labora­toire au moment où l’on se ‘représente’ ladite réalité, que le laboratoire ne soit plus conçu comme un ‘instrument’, l’échafaudage que l’on sup­prime après coup pour admirer l’œu­vre réussie. b) Tan­dis que dans le cas des sciences qui relè­vent de l'humain et du so­cial, ce conflit restait l'obstacle décisif à la formulation de 'lois' scientifi­ques sus­cepti­bles d'engendrer un consensus significatif entre les sa­vants du domaine. Par contre, dans la zone non phénoménique, ce qui semble s'imposer, c'est le caractère très strict de la déter­mi­nation, le ca­ractère fort répétitif de ce qui s'y passe (génétique, système phono­logique, interdit de l’inceste, refoule­ment) défiant tout aléatoi­re presque, mais qui repose sur une immoti­vation constitu­tive de cette zone elle-même, manifestée par ce que l’on peut nommer, de façon kuhnienne, l’incommensurabilité entre elles des espèces biologiques et des langues, voire des sociétés (Castoriadis parlait de leur “institution imaginaire”). Ceci pose des ques­tions inédites à chaque théorie scienti­fique : com­ment main­tenir la ca­tégorie clas­sique de cau­sali­té quand elle semble défiée là où elle fe­rait jus à être le plus jus­ti­fiée ? Cette immotiva­tion re­joint ‘l’impossible’ pro­blème des ori­gines : de la matière et de l'éner­gie, c’est-à-dire de l'Univers, de la vie et des espèces, du langage et des lan­gues, des sociétés humai­nes et des psychis­mes, de l'hu­main (2. 61).

[1] Il est facilement admis aujourd’hui que les phénomè­nes dont s’occupent les sciences ne sont pas des 'pures données', qu’ils sont 'consti­tués' par les paradigmes respectifs, ce qui impli­que la perte du privilège du regard, de la perception, dans le motif de l'observation. À vrai dire, ce privi­lège était inadéquat depuis les dé­buts mêmes de la science moderne : la rotation de la Terre et sa trans­lation autour du Soleil contre notre perception, l'égale ac­cé­léra­tion de la vitesse de chute de n'importe quel grave (dans le vide), que les divers charbons, le graphite des crayons et les dia­mants des bijoux concernent une même substance chimi­que, le carbone, et ainsi de suite, impli­citaient déjà la critique de ce privilège et de l'opposition corréla­tive entre théorie et expé­rien­ce. Mais il s’agit ici d’autre chose, concernant la structuration des domaines scientifiques eux-mêmes
[2] Sans aucun fétiche pour le XXe siècle, fort ordurier par ailleurs, c’est quand même une coïncidence étonnante que Planck ait présenté l’équa­tion avec la constante h, impli­quant la notion de ‘quantum’ et de ses mul­tiples, point de départ anti-con­tinuiste de la nouvelle Physique, en Décem­bre de 1900 ; que cette même an­née trois articles de biologistes, l’hollandais H. de Vries et les allemands C. Correns et E. von Tschermak, indé­pendants les uns des autres, aient confirmé dans d’autres espèces vé­gétales les lois de Mendel sur l’hérédité ; que ce soit 1900 la date de la publi­cation du premier grand texte psychanalytique de Freud, l’Interpré­tation des rêves, et du premier texte phéno­ménologique d’Husserl, Recher­ches logiques. En sachant que Saussure tra­vaillait aussi à la même époque à sa révolution épis­témologique en Lin­guistique, dont les leçons ont été données de 1906 à 1911, seules les sciences des sociétés au­ront raté le rendez-vous.
[3] On cherchera en vain les sciences non physiques ni chimiques (y com­pris la Biologie en tant qu'anatomie, par exemple) dans le débat entre philoso­phes et scientifiques organisé par J. Hamburger en 1984 à l'Aca­démie des Sciences de Paris, La philosophie des sciences aujourd'hui. D. Le­court [qui a dirigé en 1999 chez P.U.F. un diction­naire d’histoire et philo­sophie des sciences], en ouverture d’un chapitre final concernant la bio­logie, consacré à G. Canguilhem, écrit : “la philosophie des sciences fran­çaise aussi bien que la philosophie de la science américaine s’est presque exclusive­ment cons­truite autour d’une réflexion sur les sciences physi­ques” (La philosophie des sciences, Que sais-je ?, P.U.F., 2001, p. 107).
[4] Y compris pour Heidegger et Derrida, dont l’extension des bibliographies décourage tout non-spécialiste. Pour le dernier, je me suis limité à des œu­vres grammatologiques de ses premières années, préférant le relire par­fois plutôt que tenter de suivre tous ses textes des années 80 et 90, plus éloignés des préoccupations avec les scien­ces qui étaient les siennes dans sa jeunesse (sans que ce choix soit lié à la supposition d’une coupure dans son œuvre). Plus que de multiplier les citations, on tâchera ici d’argumen­ter à partir de sa grammatologie.
[5] “Tout autrement”, L’Arc, nº 54, Jacques Derrida, 1973, p. 33.

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