samedi 16 février 2008

Révolution philosophique

PHILOSOPHIE – AVEC – SCIENCES,
soit
LA PHÉNOMÉNOLOGIE REFORMULÉE, EN VÉRITÉ

Fernando Belo, Le Jeu des Sciences avec Heidegger et Derrida, L’Harmattan, 2007

1. Il s’agit, certes, d’un texte très ambitieux. Il est toutefois à la hauteur de la préoccupation de ceux qui s’interessent aux sciences et à la culture, qui ne peuvent que déplo­rer l’éparpillement chaotique des disciplines scienti­fiques spécialisées, où personne ne s’y retrouve plus. Pour les pé­dagogues avertis, c’est l’un des plus graves problèmes du système d’enseignement: s’il n’est pas placé d’habitude au premier rang, c’est sans doute parce que souvent on n’envisage de solution plausible à l’hori­zon. En voici une, intempes­tive. Elle prétend être un nouveau pas dans ces questions, après celui de Thomas Kuhn il y a 45 ans : il faut oser entrer dans les paradigmes scientifiques actuels.
2. Il s’agit, pour le faire, de mettre en constellation, en vis-à-vis, six disciplines: d’une part, la phéno­méno­logie, l’un des courants majeurs de la philosophie du 20e siècle, avec, d’autre part, les cinq prin­cipaux domaines scientifi­ques dégagés ces deux derniers siècles - con­cernant la matière-énergie, les biologies moléculaire et neuronale, les sciences des sociétés et celles du langage, la science psy­chologique qui traverse les dernières. Cette mise ensemble arti­cule les six domaines les uns aux autres, chacun devenant éclairé d’une lumiè­re nouvelle. Elle fournit en outre un critère philosophico-scientifique pour dégager les découvertes scientifiques majeures de ce même siècle. Les voici: 1) la théorie de l’atome et de la molécule, 2) la biologie moléculaire de la cellule et de l’organisme, 3) la théorie de l’interdit de l’inceste et de l’exogamie comme constitu­tive des sociétés primitives (Lévi-Strauss), 4) la double articula­tion du langage (Saussure, Martinet, Gross), 5) la théorie freu­dienne du psychisme pulsion­nel.
3. La phénoménologie (Husserl, Heidegger et Derrida), évoquée, à force d’exemples, au chapitre 2, fournit aux chapitre 3 à 6 et 8 la manière de décrire les cinq do­maines scientifiques selon le dessin de ces découvertes majeures. D’autre part, la phénoménologie elle-même, revisitée et enrichie de cet apport scientifique multiple, prend un visage nouveau, de même que Heidegger et Derrida : pro­messe d’une assez grande fécondité à ve­nir.
4. On aura ainsi, disons, l’unification articulée de ces six do­maines, scientifiques et philosophique, dans une sorte de nouveau palier historique de la raison, qui renoue avec l’antique alliance pré­kantienne entre philosophie et sciences, lesquelles reprennent leur dignité philosophique perdue (philosophie de la nature, phi­loso­phie politique et sociale, etc.). Cette approche philosophique des sciences tient, de façon inédite, essentiellement compte de leurs découvertes: cette nouvelle rai­son relèvera de la philosophie-avec-sciences en tant que phé­noménologie.
5. Elle rend possible les quatre thèses (retraits et l’oscillation des assemblages, la supplémentarité de l’articulation des scènes, la vérité des structures dégagées) d’une nouvelle ontologie (chapitre 7) concernant les vivants, les unités sociales des humains et leurs textes et paradigmes comme des méca­nismes d’auto­no­mie à hété­ro­nomie effacée, des assemblages ayant de semblables structures for­melles-en­tro­piques, à quoi correspond, dans cer­taines limites, l’inertie chimique et gravitique des corps ma­tériels (chapitre 8). L’autonomie ainsi dégagée se joue dans les scènes de ce que l’on appelle ‘la réalité’ – les scènes de la gravitation, de l’alimentation, de l’habitation, de l’inscription -, les respectives assemblages relevant du même type de règles (hétéronomiques), celles que les diverses sciences ont mis au jour. Il y sera question d’articulation sans dualisme, de détermination sans déterminisme, de relativité sans relativisme, de réduction sans réductionnisme.
6. Le chapitre 9 revisite la notion de science. Le ca­ractère structurel du laboratoire - en tant que lieu de théorisation et ex­périmentation qui rend possibles les conditions de détermi­nation et de réduction de chaque science - doit être clairement distingué de la scène et de son aléatoire, de ce qui y arrive (dans ladite réalité), soit en termes de petites répéti­tions homéostatiques (de chaque assemblage dans sa scène), soit en termes d’événements concer­nant plusieurs assemblages. On n’y opposera donc pas histoire et structure : cette opposition, à l’instar de beaucoup d’autres op­positions philo­sophiques tranchées, relève du man­que de théorisation de cette différence laboratoire / scène.
7. Le deuxième volume reprend avec plus de détail quel­ques unes des questions soulevées dans le premier. L’on commen­ce par l’énigme structurelle de chaque humain - l’éthi­que et la question de l’invention et/ou découverte (chapitre 10) - et l’on finit par celle de la glo­balisation, la justice et la faim (chapitre 15), tandis que le chapitre 12 compare des ins­criptions (langage, mathéma­tique, musique, images), arts et mé­dias, et reprend le débat entre cerveau et ordina­teur (et le livre) par le biais de leur façon de se rapporter aux diverses ins­criptions.
8. Le long chapitre 11 pose des questions concernant l’articulation de divers domaines scientifiques : l’évo­lution des vivants, avec l’apport de la remarquable théorie biologique de Marcello Barbieri ; le rapport du cerveau au langage et autres usages sociaux ; biologie et société ; écriture et école, philosophie et histoire; ingé­nieur et économiste ; féminin et masculin ; l’enjeu majeur entre les sociétés à tradition agricole et tendance autarcique et les socié­tés mo­dernes mécanisées à interdépen­dance généra­lisée. En effet, la philosophie greco-europé­enne a été construite dans un épistème autarcique, soumis depuis Galilée et Newton à une dé­construction qui met en cause les no­tions subs­tantialistes héritées et leurs respectives oppositions conceptuelles. Le chapitre 14 re­prend l’ensemble de la ques­tion de l’arti­cu­lation des divers do­maines scientifiques, tout en proposant, entre autres, l’hypothèse d’un fil de la sexualité, éclairant tant l’évolution biologique que celle de l’histoire occidentale.
9. Le chapitre 13 propose dans sa première partie une lecture rendant compte du parcours de la philosophie, dès la Physique d’Aristote à la phénoménologie de Husserl, Heidegger et Derrida, en tenant compte du rôle de rupture des la­boratoires scientifiques : on y assiste, en reprise de la quatrième thèse d’ontologie du chapitre 7, à une sorte d’achèvement de l’histoi­re gréco-européenne de la philosophie-avec-sciences (la Physique d’Aristote remplacée par la Phénoménologie reformulée), c’est-à-dire à l’affirma­tion de sa vérité historique : donc relative, contre le relativisme régnant actuellement. Cette vérité est en quelque sorte formalisée - suite à l’élaboration du motif phénomé­no­logique de ré(pro)duction et à sa reprise dans chacun des di­vers domaines scientifiques - par la construction d’un tableau phé­noméno­logique qui met ces domaines en parallèle et démontre com­ment on peut penser que les découvertes majeures des sciences du 20e siècle reste­ront vraies (et non pas provisoires) dans l’avenir de la civilisation qu’el­les ont bouleversé.
10. La Biologie remplaçant la Physique, matrice de la philo­sophie des sciences pendant le siècle écoulé, il a été possible de déconstruire la causalité classique eu­ropéenne (et son modèle, la force loca­le, remplacée ici par la force attractive, telle celle de la gravita­tion) et la représentation en tant qu’extériori­té du sujet et de l’objet. Et de contrer en conséquence (dès l’exemple de la voiture automobile, à la fin du chapitre 2) le déterminisme que les sciences européennes ont hérité de la métaphysique augustinienne.
11. Le motif derridien du supplément comme articulation entre les diverses scènes (chapitre 14) permet de comprendre, d’une part, comment chaque laboratoire scientifique doit nécessairement faire réduction de tout ce qui, de la scène de ladite réalité, ne la concerne pas et, d’autre part, comment il ne peut pas avoir des prétentions ré­ductionistes sur les laboratoires des autres sciences.
12. Les scènes des diverses sciences et leurs découvertes sont comprises à partir des motifs phénoméno­logiques dégagés dans leur description (scène et assemblage, syn-taxis des trois re­traits, homéostasie, petites répétitions et événements, deux lois inconciliables et indissociables en ‘double bind’). Ainsi: a) description du domaine de la biologie moléculaire et neuronale (Vincent et Changeux) et de la respective loi de la jungle; b) une définition de société valable pour les sociétés primitives (anthropologie), les sociétés à maisons agricoles (histoire) et les sociétés à institutions et familles de la modernité (sociologie) donne la possibilité de distin­guer, de jure, ces trois sciences des sociétés, de toutes les autres sciences sociales (économie, linguistique, juridique, etc.), correspondant à des structures sociales délimitées; ceci est notam­ment important pour la question du rapport entre sociologie et économie (J. Sapir e K. Polanyi); l’hypothèse d’une loi de la guerre, prolongeant celle de la jungle, et de ses deux grands types de violen­ce, conquête et révolution; c) description du domaine du langage, entre linguistique saussurienne et sémiotique encore à venir (Lévi-Strauss e Barthes); d) description du domaine de la psychanalyse en montrant son type spéci-fique de scientificité et ses limites à l’égard des autres sciences, notamment la neurologie (irréducti­bili­té méthodo-logique entre les deux); e) proposition d’une redes­cription de la Physique-Chimie, fort discutable sans doute, mais suscepti­ble d’articuler sa théorie de l’atome et de la molécu­le aux autres scènes scientifiques et de leur fournir quelques repères (précision de la différence entre matière minérale et ma­tière vi­vante, élar­gissement du motif prigoginien de l’entropie en tant que production d’ordre instable, force at­tractive).
13. La seule astuce de ce texte réside dans la compréhension que l’on pou­vait composer entre elles les pensées de quelques uns des plus grands penseurs scientifiques et philosophiques du 20e siècle. C’est d’eux qui vient la force de ce texte.
14. C’est pourquoi il peut être si ambitieux. Mais fort hasar­deux aussi. Sa chance ne pourrait peut-être échoir que là où l’on a été plus à l’aise d’assumer profes-sionnellement le risque d’une écritu­re - forcément lacunaire et avec des insuffisances aux yeux des scientifiques des nombreu­ses spécialités en chacun des six domaines - qu’au­cun spécialiste, par définition, ne pourrait écrire. Il y a quand-même aujourd’hui nombre de livres sérieux de divulgation qui rendent cette tentative à la merci de quel-qu’un de suffisamment curieux. La liste bibliographique ne devrait pas toute­fois être très grande, car il fallait lire lentement: en pénétrant dans les domaines scientifiques, le philoso­phe doit criti­quer la ‘philosophie cachée’ dans leurs paradigmes, surtout le concept de ‘représentation’ autour de l’opposition, du dualisme sujet / objet, qui hérite de l’âme / corps d’autrefois, ce qui ne peut pas ne pas susciter des résistances des spécialistes.
15. Le texte est précis et clair, tout y est neuf. Il renvoit constamment les motifs développés à d’autres qui leur sont liés. L’approche philo­so­phique est émaillée par des exemples, utiles à ceux qui ne sont pas initiés aux auteurs de référence. Tout motif est défini­ le moment venu, définitions qu’une table des motifs signale, de même que les principales incidences des arguments, les corréla­tions éclairantes avec d’autres motifs, les renvois entre questions diverses. Ce qui pourra rendre service aux lecteurs, notamment quand il s’agira de questions moins connues, mais pourra les aider aussi à entrer dans la nouveauté du propos. Il est à prévoir que la lecture sera plus aisée aux jeunes en cours de formation, pas encore structurés dans leurs compétences par beaucoup d’an­nées de pratique selon les paradigmes classiques, ici reformulés.
16. Pour conclure : il s’agit d’une révolution philoso­phi­que. Dite en toute (im)modestie : la nou­velle phénomé­no­lo­gie devrait occuper dans la modernité un rôle analogue à celui joué par la Physique d’Aristote jusqu’à Kant (dé­mons­tration dans la première partie du chapitre 13).

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