PHILOSOPHIE – AVEC – SCIENCES,
soit
LA PHÉNOMÉNOLOGIE REFORMULÉE, EN VÉRITÉ
Fernando Belo, Le Jeu des Sciences avec Heidegger et Derrida, L’Harmattan, 2007
1. Il s’agit, certes, d’un texte très ambitieux. Il est toutefois à la hauteur de la préoccupation de ceux qui s’interessent aux sciences et à la culture, qui ne peuvent que déplorer l’éparpillement chaotique des disciplines scientifiques spécialisées, où personne ne s’y retrouve plus. Pour les pédagogues avertis, c’est l’un des plus graves problèmes du système d’enseignement: s’il n’est pas placé d’habitude au premier rang, c’est sans doute parce que souvent on n’envisage de solution plausible à l’horizon. En voici une, intempestive. Elle prétend être un nouveau pas dans ces questions, après celui de Thomas Kuhn il y a 45 ans : il faut oser entrer dans les paradigmes scientifiques actuels.
2. Il s’agit, pour le faire, de mettre en constellation, en vis-à-vis, six disciplines: d’une part, la phénoménologie, l’un des courants majeurs de la philosophie du 20e siècle, avec, d’autre part, les cinq principaux domaines scientifiques dégagés ces deux derniers siècles - concernant la matière-énergie, les biologies moléculaire et neuronale, les sciences des sociétés et celles du langage, la science psychologique qui traverse les dernières. Cette mise ensemble articule les six domaines les uns aux autres, chacun devenant éclairé d’une lumière nouvelle. Elle fournit en outre un critère philosophico-scientifique pour dégager les découvertes scientifiques majeures de ce même siècle. Les voici: 1) la théorie de l’atome et de la molécule, 2) la biologie moléculaire de la cellule et de l’organisme, 3) la théorie de l’interdit de l’inceste et de l’exogamie comme constitutive des sociétés primitives (Lévi-Strauss), 4) la double articulation du langage (Saussure, Martinet, Gross), 5) la théorie freudienne du psychisme pulsionnel.
3. La phénoménologie (Husserl, Heidegger et Derrida), évoquée, à force d’exemples, au chapitre 2, fournit aux chapitre 3 à 6 et 8 la manière de décrire les cinq domaines scientifiques selon le dessin de ces découvertes majeures. D’autre part, la phénoménologie elle-même, revisitée et enrichie de cet apport scientifique multiple, prend un visage nouveau, de même que Heidegger et Derrida : promesse d’une assez grande fécondité à venir.
4. On aura ainsi, disons, l’unification articulée de ces six domaines, scientifiques et philosophique, dans une sorte de nouveau palier historique de la raison, qui renoue avec l’antique alliance prékantienne entre philosophie et sciences, lesquelles reprennent leur dignité philosophique perdue (philosophie de la nature, philosophie politique et sociale, etc.). Cette approche philosophique des sciences tient, de façon inédite, essentiellement compte de leurs découvertes: cette nouvelle raison relèvera de la philosophie-avec-sciences en tant que phénoménologie.
5. Elle rend possible les quatre thèses (retraits et l’oscillation des assemblages, la supplémentarité de l’articulation des scènes, la vérité des structures dégagées) d’une nouvelle ontologie (chapitre 7) concernant les vivants, les unités sociales des humains et leurs textes et paradigmes comme des mécanismes d’autonomie à hétéronomie effacée, des assemblages ayant de semblables structures formelles-entropiques, à quoi correspond, dans certaines limites, l’inertie chimique et gravitique des corps matériels (chapitre 8). L’autonomie ainsi dégagée se joue dans les scènes de ce que l’on appelle ‘la réalité’ – les scènes de la gravitation, de l’alimentation, de l’habitation, de l’inscription -, les respectives assemblages relevant du même type de règles (hétéronomiques), celles que les diverses sciences ont mis au jour. Il y sera question d’articulation sans dualisme, de détermination sans déterminisme, de relativité sans relativisme, de réduction sans réductionnisme.
6. Le chapitre 9 revisite la notion de science. Le caractère structurel du laboratoire - en tant que lieu de théorisation et expérimentation qui rend possibles les conditions de détermination et de réduction de chaque science - doit être clairement distingué de la scène et de son aléatoire, de ce qui y arrive (dans ladite réalité), soit en termes de petites répétitions homéostatiques (de chaque assemblage dans sa scène), soit en termes d’événements concernant plusieurs assemblages. On n’y opposera donc pas histoire et structure : cette opposition, à l’instar de beaucoup d’autres oppositions philosophiques tranchées, relève du manque de théorisation de cette différence laboratoire / scène.
7. Le deuxième volume reprend avec plus de détail quelques unes des questions soulevées dans le premier. L’on commence par l’énigme structurelle de chaque humain - l’éthique et la question de l’invention et/ou découverte (chapitre 10) - et l’on finit par celle de la globalisation, la justice et la faim (chapitre 15), tandis que le chapitre 12 compare des inscriptions (langage, mathématique, musique, images), arts et médias, et reprend le débat entre cerveau et ordinateur (et le livre) par le biais de leur façon de se rapporter aux diverses inscriptions.
8. Le long chapitre 11 pose des questions concernant l’articulation de divers domaines scientifiques : l’évolution des vivants, avec l’apport de la remarquable théorie biologique de Marcello Barbieri ; le rapport du cerveau au langage et autres usages sociaux ; biologie et société ; écriture et école, philosophie et histoire; ingénieur et économiste ; féminin et masculin ; l’enjeu majeur entre les sociétés à tradition agricole et tendance autarcique et les sociétés modernes mécanisées à interdépendance généralisée. En effet, la philosophie greco-européenne a été construite dans un épistème autarcique, soumis depuis Galilée et Newton à une déconstruction qui met en cause les notions substantialistes héritées et leurs respectives oppositions conceptuelles. Le chapitre 14 reprend l’ensemble de la question de l’articulation des divers domaines scientifiques, tout en proposant, entre autres, l’hypothèse d’un fil de la sexualité, éclairant tant l’évolution biologique que celle de l’histoire occidentale.
9. Le chapitre 13 propose dans sa première partie une lecture rendant compte du parcours de la philosophie, dès la Physique d’Aristote à la phénoménologie de Husserl, Heidegger et Derrida, en tenant compte du rôle de rupture des laboratoires scientifiques : on y assiste, en reprise de la quatrième thèse d’ontologie du chapitre 7, à une sorte d’achèvement de l’histoire gréco-européenne de la philosophie-avec-sciences (la Physique d’Aristote remplacée par la Phénoménologie reformulée), c’est-à-dire à l’affirmation de sa vérité historique : donc relative, contre le relativisme régnant actuellement. Cette vérité est en quelque sorte formalisée - suite à l’élaboration du motif phénoménologique de ré(pro)duction et à sa reprise dans chacun des divers domaines scientifiques - par la construction d’un tableau phénoménologique qui met ces domaines en parallèle et démontre comment on peut penser que les découvertes majeures des sciences du 20e siècle resteront vraies (et non pas provisoires) dans l’avenir de la civilisation qu’elles ont bouleversé.
10. La Biologie remplaçant la Physique, matrice de la philosophie des sciences pendant le siècle écoulé, il a été possible de déconstruire la causalité classique européenne (et son modèle, la force locale, remplacée ici par la force attractive, telle celle de la gravitation) et la représentation en tant qu’extériorité du sujet et de l’objet. Et de contrer en conséquence (dès l’exemple de la voiture automobile, à la fin du chapitre 2) le déterminisme que les sciences européennes ont hérité de la métaphysique augustinienne.
11. Le motif derridien du supplément comme articulation entre les diverses scènes (chapitre 14) permet de comprendre, d’une part, comment chaque laboratoire scientifique doit nécessairement faire réduction de tout ce qui, de la scène de ladite réalité, ne la concerne pas et, d’autre part, comment il ne peut pas avoir des prétentions réductionistes sur les laboratoires des autres sciences.
12. Les scènes des diverses sciences et leurs découvertes sont comprises à partir des motifs phénoménologiques dégagés dans leur description (scène et assemblage, syn-taxis des trois retraits, homéostasie, petites répétitions et événements, deux lois inconciliables et indissociables en ‘double bind’). Ainsi: a) description du domaine de la biologie moléculaire et neuronale (Vincent et Changeux) et de la respective loi de la jungle; b) une définition de société valable pour les sociétés primitives (anthropologie), les sociétés à maisons agricoles (histoire) et les sociétés à institutions et familles de la modernité (sociologie) donne la possibilité de distinguer, de jure, ces trois sciences des sociétés, de toutes les autres sciences sociales (économie, linguistique, juridique, etc.), correspondant à des structures sociales délimitées; ceci est notamment important pour la question du rapport entre sociologie et économie (J. Sapir e K. Polanyi); l’hypothèse d’une loi de la guerre, prolongeant celle de la jungle, et de ses deux grands types de violence, conquête et révolution; c) description du domaine du langage, entre linguistique saussurienne et sémiotique encore à venir (Lévi-Strauss e Barthes); d) description du domaine de la psychanalyse en montrant son type spéci-fique de scientificité et ses limites à l’égard des autres sciences, notamment la neurologie (irréductibilité méthodo-logique entre les deux); e) proposition d’une redescription de la Physique-Chimie, fort discutable sans doute, mais susceptible d’articuler sa théorie de l’atome et de la molécule aux autres scènes scientifiques et de leur fournir quelques repères (précision de la différence entre matière minérale et matière vivante, élargissement du motif prigoginien de l’entropie en tant que production d’ordre instable, force attractive).
13. La seule astuce de ce texte réside dans la compréhension que l’on pouvait composer entre elles les pensées de quelques uns des plus grands penseurs scientifiques et philosophiques du 20e siècle. C’est d’eux qui vient la force de ce texte.
14. C’est pourquoi il peut être si ambitieux. Mais fort hasardeux aussi. Sa chance ne pourrait peut-être échoir que là où l’on a été plus à l’aise d’assumer profes-sionnellement le risque d’une écriture - forcément lacunaire et avec des insuffisances aux yeux des scientifiques des nombreuses spécialités en chacun des six domaines - qu’aucun spécialiste, par définition, ne pourrait écrire. Il y a quand-même aujourd’hui nombre de livres sérieux de divulgation qui rendent cette tentative à la merci de quel-qu’un de suffisamment curieux. La liste bibliographique ne devrait pas toutefois être très grande, car il fallait lire lentement: en pénétrant dans les domaines scientifiques, le philosophe doit critiquer la ‘philosophie cachée’ dans leurs paradigmes, surtout le concept de ‘représentation’ autour de l’opposition, du dualisme sujet / objet, qui hérite de l’âme / corps d’autrefois, ce qui ne peut pas ne pas susciter des résistances des spécialistes.
15. Le texte est précis et clair, tout y est neuf. Il renvoit constamment les motifs développés à d’autres qui leur sont liés. L’approche philosophique est émaillée par des exemples, utiles à ceux qui ne sont pas initiés aux auteurs de référence. Tout motif est défini le moment venu, définitions qu’une table des motifs signale, de même que les principales incidences des arguments, les corrélations éclairantes avec d’autres motifs, les renvois entre questions diverses. Ce qui pourra rendre service aux lecteurs, notamment quand il s’agira de questions moins connues, mais pourra les aider aussi à entrer dans la nouveauté du propos. Il est à prévoir que la lecture sera plus aisée aux jeunes en cours de formation, pas encore structurés dans leurs compétences par beaucoup d’années de pratique selon les paradigmes classiques, ici reformulés.
16. Pour conclure : il s’agit d’une révolution philosophique. Dite en toute (im)modestie : la nouvelle phénoménologie devrait occuper dans la modernité un rôle analogue à celui joué par la Physique d’Aristote jusqu’à Kant (démonstration dans la première partie du chapitre 13).
soit
LA PHÉNOMÉNOLOGIE REFORMULÉE, EN VÉRITÉ
Fernando Belo, Le Jeu des Sciences avec Heidegger et Derrida, L’Harmattan, 2007
1. Il s’agit, certes, d’un texte très ambitieux. Il est toutefois à la hauteur de la préoccupation de ceux qui s’interessent aux sciences et à la culture, qui ne peuvent que déplorer l’éparpillement chaotique des disciplines scientifiques spécialisées, où personne ne s’y retrouve plus. Pour les pédagogues avertis, c’est l’un des plus graves problèmes du système d’enseignement: s’il n’est pas placé d’habitude au premier rang, c’est sans doute parce que souvent on n’envisage de solution plausible à l’horizon. En voici une, intempestive. Elle prétend être un nouveau pas dans ces questions, après celui de Thomas Kuhn il y a 45 ans : il faut oser entrer dans les paradigmes scientifiques actuels.
2. Il s’agit, pour le faire, de mettre en constellation, en vis-à-vis, six disciplines: d’une part, la phénoménologie, l’un des courants majeurs de la philosophie du 20e siècle, avec, d’autre part, les cinq principaux domaines scientifiques dégagés ces deux derniers siècles - concernant la matière-énergie, les biologies moléculaire et neuronale, les sciences des sociétés et celles du langage, la science psychologique qui traverse les dernières. Cette mise ensemble articule les six domaines les uns aux autres, chacun devenant éclairé d’une lumière nouvelle. Elle fournit en outre un critère philosophico-scientifique pour dégager les découvertes scientifiques majeures de ce même siècle. Les voici: 1) la théorie de l’atome et de la molécule, 2) la biologie moléculaire de la cellule et de l’organisme, 3) la théorie de l’interdit de l’inceste et de l’exogamie comme constitutive des sociétés primitives (Lévi-Strauss), 4) la double articulation du langage (Saussure, Martinet, Gross), 5) la théorie freudienne du psychisme pulsionnel.
3. La phénoménologie (Husserl, Heidegger et Derrida), évoquée, à force d’exemples, au chapitre 2, fournit aux chapitre 3 à 6 et 8 la manière de décrire les cinq domaines scientifiques selon le dessin de ces découvertes majeures. D’autre part, la phénoménologie elle-même, revisitée et enrichie de cet apport scientifique multiple, prend un visage nouveau, de même que Heidegger et Derrida : promesse d’une assez grande fécondité à venir.
4. On aura ainsi, disons, l’unification articulée de ces six domaines, scientifiques et philosophique, dans une sorte de nouveau palier historique de la raison, qui renoue avec l’antique alliance prékantienne entre philosophie et sciences, lesquelles reprennent leur dignité philosophique perdue (philosophie de la nature, philosophie politique et sociale, etc.). Cette approche philosophique des sciences tient, de façon inédite, essentiellement compte de leurs découvertes: cette nouvelle raison relèvera de la philosophie-avec-sciences en tant que phénoménologie.
5. Elle rend possible les quatre thèses (retraits et l’oscillation des assemblages, la supplémentarité de l’articulation des scènes, la vérité des structures dégagées) d’une nouvelle ontologie (chapitre 7) concernant les vivants, les unités sociales des humains et leurs textes et paradigmes comme des mécanismes d’autonomie à hétéronomie effacée, des assemblages ayant de semblables structures formelles-entropiques, à quoi correspond, dans certaines limites, l’inertie chimique et gravitique des corps matériels (chapitre 8). L’autonomie ainsi dégagée se joue dans les scènes de ce que l’on appelle ‘la réalité’ – les scènes de la gravitation, de l’alimentation, de l’habitation, de l’inscription -, les respectives assemblages relevant du même type de règles (hétéronomiques), celles que les diverses sciences ont mis au jour. Il y sera question d’articulation sans dualisme, de détermination sans déterminisme, de relativité sans relativisme, de réduction sans réductionnisme.
6. Le chapitre 9 revisite la notion de science. Le caractère structurel du laboratoire - en tant que lieu de théorisation et expérimentation qui rend possibles les conditions de détermination et de réduction de chaque science - doit être clairement distingué de la scène et de son aléatoire, de ce qui y arrive (dans ladite réalité), soit en termes de petites répétitions homéostatiques (de chaque assemblage dans sa scène), soit en termes d’événements concernant plusieurs assemblages. On n’y opposera donc pas histoire et structure : cette opposition, à l’instar de beaucoup d’autres oppositions philosophiques tranchées, relève du manque de théorisation de cette différence laboratoire / scène.
7. Le deuxième volume reprend avec plus de détail quelques unes des questions soulevées dans le premier. L’on commence par l’énigme structurelle de chaque humain - l’éthique et la question de l’invention et/ou découverte (chapitre 10) - et l’on finit par celle de la globalisation, la justice et la faim (chapitre 15), tandis que le chapitre 12 compare des inscriptions (langage, mathématique, musique, images), arts et médias, et reprend le débat entre cerveau et ordinateur (et le livre) par le biais de leur façon de se rapporter aux diverses inscriptions.
8. Le long chapitre 11 pose des questions concernant l’articulation de divers domaines scientifiques : l’évolution des vivants, avec l’apport de la remarquable théorie biologique de Marcello Barbieri ; le rapport du cerveau au langage et autres usages sociaux ; biologie et société ; écriture et école, philosophie et histoire; ingénieur et économiste ; féminin et masculin ; l’enjeu majeur entre les sociétés à tradition agricole et tendance autarcique et les sociétés modernes mécanisées à interdépendance généralisée. En effet, la philosophie greco-européenne a été construite dans un épistème autarcique, soumis depuis Galilée et Newton à une déconstruction qui met en cause les notions substantialistes héritées et leurs respectives oppositions conceptuelles. Le chapitre 14 reprend l’ensemble de la question de l’articulation des divers domaines scientifiques, tout en proposant, entre autres, l’hypothèse d’un fil de la sexualité, éclairant tant l’évolution biologique que celle de l’histoire occidentale.
9. Le chapitre 13 propose dans sa première partie une lecture rendant compte du parcours de la philosophie, dès la Physique d’Aristote à la phénoménologie de Husserl, Heidegger et Derrida, en tenant compte du rôle de rupture des laboratoires scientifiques : on y assiste, en reprise de la quatrième thèse d’ontologie du chapitre 7, à une sorte d’achèvement de l’histoire gréco-européenne de la philosophie-avec-sciences (la Physique d’Aristote remplacée par la Phénoménologie reformulée), c’est-à-dire à l’affirmation de sa vérité historique : donc relative, contre le relativisme régnant actuellement. Cette vérité est en quelque sorte formalisée - suite à l’élaboration du motif phénoménologique de ré(pro)duction et à sa reprise dans chacun des divers domaines scientifiques - par la construction d’un tableau phénoménologique qui met ces domaines en parallèle et démontre comment on peut penser que les découvertes majeures des sciences du 20e siècle resteront vraies (et non pas provisoires) dans l’avenir de la civilisation qu’elles ont bouleversé.
10. La Biologie remplaçant la Physique, matrice de la philosophie des sciences pendant le siècle écoulé, il a été possible de déconstruire la causalité classique européenne (et son modèle, la force locale, remplacée ici par la force attractive, telle celle de la gravitation) et la représentation en tant qu’extériorité du sujet et de l’objet. Et de contrer en conséquence (dès l’exemple de la voiture automobile, à la fin du chapitre 2) le déterminisme que les sciences européennes ont hérité de la métaphysique augustinienne.
11. Le motif derridien du supplément comme articulation entre les diverses scènes (chapitre 14) permet de comprendre, d’une part, comment chaque laboratoire scientifique doit nécessairement faire réduction de tout ce qui, de la scène de ladite réalité, ne la concerne pas et, d’autre part, comment il ne peut pas avoir des prétentions réductionistes sur les laboratoires des autres sciences.
12. Les scènes des diverses sciences et leurs découvertes sont comprises à partir des motifs phénoménologiques dégagés dans leur description (scène et assemblage, syn-taxis des trois retraits, homéostasie, petites répétitions et événements, deux lois inconciliables et indissociables en ‘double bind’). Ainsi: a) description du domaine de la biologie moléculaire et neuronale (Vincent et Changeux) et de la respective loi de la jungle; b) une définition de société valable pour les sociétés primitives (anthropologie), les sociétés à maisons agricoles (histoire) et les sociétés à institutions et familles de la modernité (sociologie) donne la possibilité de distinguer, de jure, ces trois sciences des sociétés, de toutes les autres sciences sociales (économie, linguistique, juridique, etc.), correspondant à des structures sociales délimitées; ceci est notamment important pour la question du rapport entre sociologie et économie (J. Sapir e K. Polanyi); l’hypothèse d’une loi de la guerre, prolongeant celle de la jungle, et de ses deux grands types de violence, conquête et révolution; c) description du domaine du langage, entre linguistique saussurienne et sémiotique encore à venir (Lévi-Strauss e Barthes); d) description du domaine de la psychanalyse en montrant son type spéci-fique de scientificité et ses limites à l’égard des autres sciences, notamment la neurologie (irréductibilité méthodo-logique entre les deux); e) proposition d’une redescription de la Physique-Chimie, fort discutable sans doute, mais susceptible d’articuler sa théorie de l’atome et de la molécule aux autres scènes scientifiques et de leur fournir quelques repères (précision de la différence entre matière minérale et matière vivante, élargissement du motif prigoginien de l’entropie en tant que production d’ordre instable, force attractive).
13. La seule astuce de ce texte réside dans la compréhension que l’on pouvait composer entre elles les pensées de quelques uns des plus grands penseurs scientifiques et philosophiques du 20e siècle. C’est d’eux qui vient la force de ce texte.
14. C’est pourquoi il peut être si ambitieux. Mais fort hasardeux aussi. Sa chance ne pourrait peut-être échoir que là où l’on a été plus à l’aise d’assumer profes-sionnellement le risque d’une écriture - forcément lacunaire et avec des insuffisances aux yeux des scientifiques des nombreuses spécialités en chacun des six domaines - qu’aucun spécialiste, par définition, ne pourrait écrire. Il y a quand-même aujourd’hui nombre de livres sérieux de divulgation qui rendent cette tentative à la merci de quel-qu’un de suffisamment curieux. La liste bibliographique ne devrait pas toutefois être très grande, car il fallait lire lentement: en pénétrant dans les domaines scientifiques, le philosophe doit critiquer la ‘philosophie cachée’ dans leurs paradigmes, surtout le concept de ‘représentation’ autour de l’opposition, du dualisme sujet / objet, qui hérite de l’âme / corps d’autrefois, ce qui ne peut pas ne pas susciter des résistances des spécialistes.
15. Le texte est précis et clair, tout y est neuf. Il renvoit constamment les motifs développés à d’autres qui leur sont liés. L’approche philosophique est émaillée par des exemples, utiles à ceux qui ne sont pas initiés aux auteurs de référence. Tout motif est défini le moment venu, définitions qu’une table des motifs signale, de même que les principales incidences des arguments, les corrélations éclairantes avec d’autres motifs, les renvois entre questions diverses. Ce qui pourra rendre service aux lecteurs, notamment quand il s’agira de questions moins connues, mais pourra les aider aussi à entrer dans la nouveauté du propos. Il est à prévoir que la lecture sera plus aisée aux jeunes en cours de formation, pas encore structurés dans leurs compétences par beaucoup d’années de pratique selon les paradigmes classiques, ici reformulés.
16. Pour conclure : il s’agit d’une révolution philosophique. Dite en toute (im)modestie : la nouvelle phénoménologie devrait occuper dans la modernité un rôle analogue à celui joué par la Physique d’Aristote jusqu’à Kant (démonstration dans la première partie du chapitre 13).
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