samedi 16 février 2008

Table des Matières

Table des Matières

I - Scène et régulation de l’aléatoire

1. Les découvertes scientifiques majeures du XXe siècle
Phénomènes et non-phénomènes. Non pas philosophie-des-scien­ces : plutôt philosophie-avec-sciences. Fermer la parenthèse kan­tienne. Les sciences choisies. La raison des choix. Heidegger n’était-il pas contre les sciences? Un travail de composition. Écriture et histoire,


2. Qu’est-ce qu’une scène? L’approche de la phé­noménologie
Husserl : retourner aux choses mêmes. La casserole dans la salle de classe et dans la cuisine. Les humains comme ex­té­riorité et tempo­ralité. L’idée est une fiction. Des exemples de retrait. Ereignis, jeu et scène. Prigogine : la production d’entro­pie. Derri­da déplace Husserl. Que l’écriture serait an­térieure au langage oral. Lire, par exemple. La trace immotivée. ‘Diffé­rance’ de forces, dou­ble bind. Retraits et régulation de l’aléa­toire : l’exem­ple de l’automobile. La scène (sociale) de la circu­lation auto­mobile. Les scènes scientifiques et leurs retraits.

3. Sciences de la vie
Les gènes et leur régulation. Le double cerveau. La sexualité c’est du gaspillage. L’intérieur est l’extérieur. Le Dafortsein : temporali­té selon des oscillations. La donation des vivants par la Terre.

4. Sciences des sociétés
Les usages. L’interdit de l’inceste, c’est l’exogamie (Lévi-Strauss). La société est le tissu des lignages alliés. Les unités locales d’habi­tation. Les systèmes d'usagers et leurs en­vies. Religion et cultu­re : le retrait des ancêtres. Double liaison : unités sociales et instan­ce publique (Loi). So­cial et biologique. L’histoire des Anna­les : la Médi­terranée. Deux types de violence sociale : con­quête et révo­lution. Les sociétés à maisons : quatre types d’usages ou mé­tiers. Les 'écoles' d’exercice spirituel. Les sociétés à institu­tions et fa­milles. La pro­duction des individus (sujets, citoyens). Le pro­grès : de la force à la raison. L’analyse des sociétés modernes. Les ré­volutions des pays en retard. Les trois sciences des sociétés. Une concep­tion pri­goginienne de société historique (N. Elias).

5. Sciences du langage
Un usage pas comme les au­tres. Le sujet emporté par le discours. Linguistique et Sémiotiques. La double articulation du langage. Retraits et économies. La langue sans sons et la voix. Syntaxe et sémantique. Pertinence et capacité de dissimula­tion. Narratif, discursif, gnoséologique. Y a-t-il de sé­miotique scientifique? Lévi-Strauss : une science des mythes. Les mythes en retrait du savoir quoti­dien. Mythes et croyance, morale et langue. Philosophie et scien­ces en retrait. Une science du récit littéraire est-ce possible?

6. Science du psychisme
Une trouvaille neu­rophysiologique : le sommeil pa­ra­doxal. Soit une hypothèse d’explication. Le rêve n’est pas l’objet de la neu­ro­phy­siologie. Une science clinique des névro­ses. Les résistances en tant qu’indices du réel. La sé­miotique expéri­mentale des rêves. Le corpus freudien. Nous sommes parfois fous la nuit. Le motif de pulsion. Le refoule­ment. Délier ce qui reste lié en retrait. Oscil­la­tion et identité. Retrait et ré­gu­lation de l’aléatoire. Subli­mation ou en­tropie. À quoi bon les rêves donc? Une science tra­verse.

7. Qu’est-ce qu’une scène scientifique? ébauche d’ontologi­e (incomplète)
Les trois types de retraits. Le retrait donateur. Le jeu des synta­xis entropiques dédoublées : assemblages et dissémination. Pre­mière thèse d’ontologie (des retraits). Le retrait régulateur : des oscillations entre petites répétitions et événements. Deuxième thèse d’ontologie (des oscillations). Oscillation et expérience de pensée. Propriété, croyance, morale. Su­bli­mation et supplémen­tarité. L’humain se­lon Aristote. Du langage comme supplément immotivé. Troisième thèse d’ontologie (du supplément). Brève histoire de la vérité occ­i­den­tale (1) : les Grecs. Brève histoire de la vérité occ­i­den­tale (2) : les Eu­ropéens. Révolution de la pensée : achè­vement et dépassement de la métaphysique. Quatrième thèse d’ontologie (de la vérité). His­toricité et re­lativité, sans relativisme toutefois.

8. Sciences de la matière-énergie, peut-être aussi (pour compléter l’ontologie)
Les espèces de ces sciences. Les trois domaines de la Physique, selon les différentes échelles. Le ‘puzzle’ de l’histoire de la Physi­que. La double loi : expansion et attraction. Entropie ou la double syn­-taxis de l’atome : retraits strict et régulateur. La scène de la gravitation : quel retrait donateur? La première thèse d’ontologie : énergie et matière. La deuxième thèse d’ontologie : le retrait quantique des électrons. La troisième thèse d’ontologie : de la matière à la vie. La question de l’origine de l’univers. La quatrième thèse d’onto­logie : la vérité de Newton et d’Aristote. Scientificité et représen­tation en Physique.

9. Qu’appelle-t-on science? Laboratoire et scène
Les paradigmes scientifiques de Kuhn ou la Physique vue du côté de l’histoire. Husserl : l’histoire de la Géométrie vue du côté de la Philosophie. Paradigme et Ereignis. Corpus et texte scientifiques : leurs retraits. Comment un scientifique est-il institué? Théorie et expé­rience (1) : une pair, pas une opposition. Théorie et expé­rience (2) : fragmentation laboratoriale, paradigme et scène. Trois strates des textes scientifiques, quatre types d’expé­rience. Le rapport théorie / expérience dans les sciences exactes. Sciences exactes et technique. Sciences à statis­ti­ques : le cas de l’économie. Le rapport théorie / expérience dans la linguistique structurale. Les difficul­tés des sémiotiques. Le rap­port théorie / expérience dans les sciences d’observation. L’en­tropie en tant que critère et la science traverse. Quelques in­ciden­ces des quatre thè­ses d’onto­logie sur le statut des sciences.

II – La Phénoménologie reformulée, en véri­té

10. La trace de l’autre ou l’énigme du don. Au-delà des sciences
Lévinas : l’éthique avant l’ontologie. La trace de l’autre, chez Lévi­nas et chez Derri­da. Traces synchroniques. Traces diachroniques. L’énigme du don. Séries pa­rallèles et raison. La question de l’in­ven­tion / découverte de nou­veaux assemblages. L’in­ven­tion / dé­couverte de nou­veaux usages. L’in­ven­tion / découverte littéraire et philosophique. La béné(ma­lé)diction. La philosophie de la sain­teté de Lévinas. Il faut la jus­tice ! Retour sur la question éthique.

11. Articulations de scènes
I - AUTOUR DE LA QUESTION DE L’ÉVOLUTION
Des molécules à carbone aux cellules. M. Barbieri : le tournant de la biologie théorique. Du hasard à la régulation de l’aléatoire. Des cellules aux organismes (1) : polymorphisme gé­né­tique et se­xuali­té. Des cellules aux organismes (2) : l’évolution des méca­nis­mes de régulation (les métamor­phoses). L’énigme qui nous reste. L’espacement de l’animali­té et le réseau des cellules neuronales.
II - LA MÉMOIRE VIENT DU MONDE
Qu’y a-t-il dans le cerveau? Du langage comme levier. Les deux pôles cérébraux de la parole. Émotions et événement selon Da­másio. Qu’il n’y a pas de mental.
III - LE BIOLOGIQUE ET LE SOCIAL
De la biologie à la société : rupture sans rup­ture. La logique élé­men­taire d’une société. La double logique : biochi­mique et sociale. La fron­tière endo­gamique et la guerre comme question.
IV - ÉCOBIONOMIES DE L’ÉCRITURE
Maisons et lien politique. L’es­clavage : la première plaie de l’histoire occidentale. L’âme grecque, puis chrétienne, a bouleversé la mesure de l’habitation. C’est l’école qui fabrique le sujet. L’im­perium de la veritas romaine : hérésie et hétérogénéité (deux autres plaies).
V - LE MONDE DE L’INGÉNIEUR ET DE L’ÉCONOMISTE
Division du travail et raison : les forces productives et l’ingénieur. Qu’est-ce que la monnaie? Rapports de production : machines-ca­pital et travail. L’aveuglement de la science économique sur la société . Un Monde que l’on peut dire ‘méta-physique’.
VI - LA PARENTÉ, DE LA MAISON À LA FAMILE
Maternité / paternité : le double bind de la maison patriarcale. Genre et fé­minisme. L’argument féministe, de Platon à Beauvoir et Irigaray. La variabilité de la différence des sexes. “Je suis une femme mais je n’est pas une femme” (Collin). Les années 1960-70 : l´héritage patriarcal éclaté ou la générosité des genres.
VII - VIOLENCE DE LA RÉVOLUTION : DOUBLE LOI DE LA CIVILI­SATION MODERNE
Pourquoi la révolution a-t-elle démarré dans une île? Autarcie et hétérarcie : les deux mo­dernités occidentales. Contrat, institution, État. Violence de la révolution : supplémentarité et dissémination, le Ge-stell. Les fonctions de l’État. La double loi des sociétés mo­dernes.


12. Discours, nombres, images, musiques. Essais de classification
I - DU POINT DE VUE DE LA STRUCTURE
Langage doublement articulé : poème et définition. L’écriture mathémati­que. Les images. Images, figures, sciences. La musique. Un carré presque synoptique. (Et l’articulation du code généti­que?).
II - DU POINT DE VUE SÉMIOTIQUE
Les arts poétiques se­lon Aristote. Langage, musique et nar­rativi­té, scène et ‘moldu­re’. Tableau des arts. Quelques commen­taires. Retour sur la mi­mêsis.
III - DU POINT DE VUE DE LA CIRCULATION
Techniques de circulation cul­turelle. Tableau des médias. Rapports entre médias et arts.
IV - DU POINT DE VUE DE LA MATIÈRE D’EMPRUNT : LIVRE, CER­VEAU, ORDINATEUR
Matiè­res d’emprunt des inscrip­tions : neurones, papier, circuits électro­niques. L’inscription sur du papier. L’inscription sur le ré­seau neu­ronal. L’inscription sur les circuits électroniques. Mémoi­res? L’ordinateur en mal d’écoute.

13. Retourner aux choses mêmes et autres. Démonstration de la thèse de la vérité

I - DE LA PHYSIQUE D’ARIS­TOTE À LA PHÉNOMÉNOLOGIE
Le double geste autour de la définition philosophique : séparation et re­tour aux choses. L’ousia : comprendre le mouvement des vi­vants. L’ousia et le temps. Physique : philosophie-avec-sciences. Premier événement : le double geste dans la théologie chrétienne. Deuxième événement : le laboratoire de la physique moderne. Troisième événement : l’industrialisation et le déploiement des sciences. À son tour, Husserl refait le geste de retourner aux cho­ses-mêmes : la réduction. Les deux Heidegger : la (pro)duc­tion. Hei­degger et Aristote. Lévinas : le visage, trace de l’Autre. Derrida répè­te et déplace Husserl, Heidegger et Lévinas. Ré­duction et pro-duction : ré(pro)duction. Causalité, donation et for­ces. La quasi-trascen­dentalité : au-delà de la mort, la naissance. Récapitulation. De la Physique à la Phénoménologie.

II - TABLEAU PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES SCIENCES
Même est autre. Logique du tableau. Au dé­part du même / autre, l’impéné­trabilité spatio-tempo­relle. La scène de la gravitation. Qu’il y a deux types de matière. La scène de la mer primitive. La scène de la jungle. La scène de la vérité (1) : la parole. Comment des primates sont-ils de­venus carni­vores? La scène sociale de la jungle et de la guerre. La mini-scène de l’unité locale d’habitation. La scène de la guerre (1) : agriculture et con­quête. Ville et Raison. La scène de la guerre (2) : la ville. De l’écritu­re : paliers de la raison. La scène de la vérité (2) : l’écriture. La scène de la vérité (3) : le labora­toire scientifique. La scène de la révolution (1) : la machi­ne. De l’électricité. La scène de la révolution (2) : le marché. La scène de la révolution (3) : l’État dans la scène de la nation. La scène de la révolution (4) : l’école et la télévision. La scène de la révolution (5) : institutions et familles. Vérité re­lative sans relativisme : l’argument d’Eins­tein.

14. Logique du supplément. Qu’il n’y a pas de dernière instance
Trois grandes lignées d’étants, plus une autre. Indécidabilité des cercles des syn-taxis. Indécidable, le champ de gravitation? Cliva­ge de la sexualité (entre l’individu et l’espèce). Logique du supplé­ment (1) : le pas-à-côté. Des forces (locales) de préhension. Logi­que du supplément (2) : évolution et métamorphoses. Des forces attractives non-physiques : le pas-à-côté de la respiration qui parle et de la main qui bricole. Cli­vage du langage entre com­prendre et apprendre. Le Dasein (Heidegger) et la voix (Derrida). Habitationnali­té et alimentation­nalité. Logique du supplément (3) : clivage autarcie / hétérarcie. Cliva­ge de l’écriture et de la parenté : penser la ville et la justice. De l’écriture endogamique à l’écriture universelle. L’église, institution d’écriture. Hérétiques et moines : excès utopique des sociétés à maisons européennes. La pensée philosophique, excès de la com­préhension. Physique, compréhen­sion et décons­truction. Une civilisation ‘méta-physique’. Logique du supplément (4) : métamorphose méta-physique ou ré­volution. Questions ouvertes. Le jeu des envies du ‘corps propre’, au miroir des excès. Réduc­tion sans réductionnis­me. Quelques cas de fron­tières. Réduction et double bind : aporie, temps, naissance-mort. La nouvelle alliance, donc.

15. Globalisation, déconstruction et justice. L’économie politique et l’abolition de la faim

I - LES GLOBALISATIONS ANTÉRIEURES : LONGUE PAIX, PUIS IM­PLOSION
La santé, articulation de deux homéostasies. Autorité et pouvoir. La justice du lien social global. La première globalisation occiden­tale : quatre siècles de ‘pax ro­mana’. Du catholicisme au capitalis­me : l’ascétisme puritain (M. Weber). La première phase de la deuxième globalisation occidenta­le : un siècle de paix euro­péenne. La thèse de K. Polanyi : le marché auto-régulateur a été la cause des deux grandes guerres. Réduction économique et aveuglement sur la société.
II - LA DEUXIÈME PHASE DE LA GLOBALISATION OCCI­DENTALE : SOIXANTE ANS DE PAIX MONDIALE
L’accumulation illimitée du capital. Les “esprits du capitalisme”. Se défendre du supplément. Ébauche d’une histoire phénoméno­logique du pouvoir (dans les unités locales). Le nouvel esprit du capitalisme : les institutions en réseau, héritage de Mai 68. Local et global. Les sociétés des civilisations non-occidentales. (11 Sep­tembre 2001, la terreur). “Le capitalisme prospère; la société se dégrade”. De l’économie politique comme science sociale théra­peutique. Le droit international pour faire face aux implosions. “Là où il y a danger, croît aussi ce qui sauve” (Hölderlin-Heideg­ger).


Tableau phénoménologique
Table de Motifs
Table de Noms
Table Bibliographique
Table des Matières

Révolution philosophique

PHILOSOPHIE – AVEC – SCIENCES,
soit
LA PHÉNOMÉNOLOGIE REFORMULÉE, EN VÉRITÉ

Fernando Belo, Le Jeu des Sciences avec Heidegger et Derrida, L’Harmattan, 2007

1. Il s’agit, certes, d’un texte très ambitieux. Il est toutefois à la hauteur de la préoccupation de ceux qui s’interessent aux sciences et à la culture, qui ne peuvent que déplo­rer l’éparpillement chaotique des disciplines scienti­fiques spécialisées, où personne ne s’y retrouve plus. Pour les pé­dagogues avertis, c’est l’un des plus graves problèmes du système d’enseignement: s’il n’est pas placé d’habitude au premier rang, c’est sans doute parce que souvent on n’envisage de solution plausible à l’hori­zon. En voici une, intempes­tive. Elle prétend être un nouveau pas dans ces questions, après celui de Thomas Kuhn il y a 45 ans : il faut oser entrer dans les paradigmes scientifiques actuels.
2. Il s’agit, pour le faire, de mettre en constellation, en vis-à-vis, six disciplines: d’une part, la phéno­méno­logie, l’un des courants majeurs de la philosophie du 20e siècle, avec, d’autre part, les cinq prin­cipaux domaines scientifi­ques dégagés ces deux derniers siècles - con­cernant la matière-énergie, les biologies moléculaire et neuronale, les sciences des sociétés et celles du langage, la science psy­chologique qui traverse les dernières. Cette mise ensemble arti­cule les six domaines les uns aux autres, chacun devenant éclairé d’une lumiè­re nouvelle. Elle fournit en outre un critère philosophico-scientifique pour dégager les découvertes scientifiques majeures de ce même siècle. Les voici: 1) la théorie de l’atome et de la molécule, 2) la biologie moléculaire de la cellule et de l’organisme, 3) la théorie de l’interdit de l’inceste et de l’exogamie comme constitu­tive des sociétés primitives (Lévi-Strauss), 4) la double articula­tion du langage (Saussure, Martinet, Gross), 5) la théorie freu­dienne du psychisme pulsion­nel.
3. La phénoménologie (Husserl, Heidegger et Derrida), évoquée, à force d’exemples, au chapitre 2, fournit aux chapitre 3 à 6 et 8 la manière de décrire les cinq do­maines scientifiques selon le dessin de ces découvertes majeures. D’autre part, la phénoménologie elle-même, revisitée et enrichie de cet apport scientifique multiple, prend un visage nouveau, de même que Heidegger et Derrida : pro­messe d’une assez grande fécondité à ve­nir.
4. On aura ainsi, disons, l’unification articulée de ces six do­maines, scientifiques et philosophique, dans une sorte de nouveau palier historique de la raison, qui renoue avec l’antique alliance pré­kantienne entre philosophie et sciences, lesquelles reprennent leur dignité philosophique perdue (philosophie de la nature, phi­loso­phie politique et sociale, etc.). Cette approche philosophique des sciences tient, de façon inédite, essentiellement compte de leurs découvertes: cette nouvelle rai­son relèvera de la philosophie-avec-sciences en tant que phé­noménologie.
5. Elle rend possible les quatre thèses (retraits et l’oscillation des assemblages, la supplémentarité de l’articulation des scènes, la vérité des structures dégagées) d’une nouvelle ontologie (chapitre 7) concernant les vivants, les unités sociales des humains et leurs textes et paradigmes comme des méca­nismes d’auto­no­mie à hété­ro­nomie effacée, des assemblages ayant de semblables structures for­melles-en­tro­piques, à quoi correspond, dans cer­taines limites, l’inertie chimique et gravitique des corps ma­tériels (chapitre 8). L’autonomie ainsi dégagée se joue dans les scènes de ce que l’on appelle ‘la réalité’ – les scènes de la gravitation, de l’alimentation, de l’habitation, de l’inscription -, les respectives assemblages relevant du même type de règles (hétéronomiques), celles que les diverses sciences ont mis au jour. Il y sera question d’articulation sans dualisme, de détermination sans déterminisme, de relativité sans relativisme, de réduction sans réductionnisme.
6. Le chapitre 9 revisite la notion de science. Le ca­ractère structurel du laboratoire - en tant que lieu de théorisation et ex­périmentation qui rend possibles les conditions de détermi­nation et de réduction de chaque science - doit être clairement distingué de la scène et de son aléatoire, de ce qui y arrive (dans ladite réalité), soit en termes de petites répéti­tions homéostatiques (de chaque assemblage dans sa scène), soit en termes d’événements concer­nant plusieurs assemblages. On n’y opposera donc pas histoire et structure : cette opposition, à l’instar de beaucoup d’autres op­positions philo­sophiques tranchées, relève du man­que de théorisation de cette différence laboratoire / scène.
7. Le deuxième volume reprend avec plus de détail quel­ques unes des questions soulevées dans le premier. L’on commen­ce par l’énigme structurelle de chaque humain - l’éthi­que et la question de l’invention et/ou découverte (chapitre 10) - et l’on finit par celle de la glo­balisation, la justice et la faim (chapitre 15), tandis que le chapitre 12 compare des ins­criptions (langage, mathéma­tique, musique, images), arts et mé­dias, et reprend le débat entre cerveau et ordina­teur (et le livre) par le biais de leur façon de se rapporter aux diverses ins­criptions.
8. Le long chapitre 11 pose des questions concernant l’articulation de divers domaines scientifiques : l’évo­lution des vivants, avec l’apport de la remarquable théorie biologique de Marcello Barbieri ; le rapport du cerveau au langage et autres usages sociaux ; biologie et société ; écriture et école, philosophie et histoire; ingé­nieur et économiste ; féminin et masculin ; l’enjeu majeur entre les sociétés à tradition agricole et tendance autarcique et les socié­tés mo­dernes mécanisées à interdépen­dance généra­lisée. En effet, la philosophie greco-europé­enne a été construite dans un épistème autarcique, soumis depuis Galilée et Newton à une dé­construction qui met en cause les no­tions subs­tantialistes héritées et leurs respectives oppositions conceptuelles. Le chapitre 14 re­prend l’ensemble de la ques­tion de l’arti­cu­lation des divers do­maines scientifiques, tout en proposant, entre autres, l’hypothèse d’un fil de la sexualité, éclairant tant l’évolution biologique que celle de l’histoire occidentale.
9. Le chapitre 13 propose dans sa première partie une lecture rendant compte du parcours de la philosophie, dès la Physique d’Aristote à la phénoménologie de Husserl, Heidegger et Derrida, en tenant compte du rôle de rupture des la­boratoires scientifiques : on y assiste, en reprise de la quatrième thèse d’ontologie du chapitre 7, à une sorte d’achèvement de l’histoi­re gréco-européenne de la philosophie-avec-sciences (la Physique d’Aristote remplacée par la Phénoménologie reformulée), c’est-à-dire à l’affirma­tion de sa vérité historique : donc relative, contre le relativisme régnant actuellement. Cette vérité est en quelque sorte formalisée - suite à l’élaboration du motif phénomé­no­logique de ré(pro)duction et à sa reprise dans chacun des di­vers domaines scientifiques - par la construction d’un tableau phé­noméno­logique qui met ces domaines en parallèle et démontre com­ment on peut penser que les découvertes majeures des sciences du 20e siècle reste­ront vraies (et non pas provisoires) dans l’avenir de la civilisation qu’el­les ont bouleversé.
10. La Biologie remplaçant la Physique, matrice de la philo­sophie des sciences pendant le siècle écoulé, il a été possible de déconstruire la causalité classique eu­ropéenne (et son modèle, la force loca­le, remplacée ici par la force attractive, telle celle de la gravita­tion) et la représentation en tant qu’extériori­té du sujet et de l’objet. Et de contrer en conséquence (dès l’exemple de la voiture automobile, à la fin du chapitre 2) le déterminisme que les sciences européennes ont hérité de la métaphysique augustinienne.
11. Le motif derridien du supplément comme articulation entre les diverses scènes (chapitre 14) permet de comprendre, d’une part, comment chaque laboratoire scientifique doit nécessairement faire réduction de tout ce qui, de la scène de ladite réalité, ne la concerne pas et, d’autre part, comment il ne peut pas avoir des prétentions ré­ductionistes sur les laboratoires des autres sciences.
12. Les scènes des diverses sciences et leurs découvertes sont comprises à partir des motifs phénoméno­logiques dégagés dans leur description (scène et assemblage, syn-taxis des trois re­traits, homéostasie, petites répétitions et événements, deux lois inconciliables et indissociables en ‘double bind’). Ainsi: a) description du domaine de la biologie moléculaire et neuronale (Vincent et Changeux) et de la respective loi de la jungle; b) une définition de société valable pour les sociétés primitives (anthropologie), les sociétés à maisons agricoles (histoire) et les sociétés à institutions et familles de la modernité (sociologie) donne la possibilité de distin­guer, de jure, ces trois sciences des sociétés, de toutes les autres sciences sociales (économie, linguistique, juridique, etc.), correspondant à des structures sociales délimitées; ceci est notam­ment important pour la question du rapport entre sociologie et économie (J. Sapir e K. Polanyi); l’hypothèse d’une loi de la guerre, prolongeant celle de la jungle, et de ses deux grands types de violen­ce, conquête et révolution; c) description du domaine du langage, entre linguistique saussurienne et sémiotique encore à venir (Lévi-Strauss e Barthes); d) description du domaine de la psychanalyse en montrant son type spéci-fique de scientificité et ses limites à l’égard des autres sciences, notamment la neurologie (irréducti­bili­té méthodo-logique entre les deux); e) proposition d’une redes­cription de la Physique-Chimie, fort discutable sans doute, mais suscepti­ble d’articuler sa théorie de l’atome et de la molécu­le aux autres scènes scientifiques et de leur fournir quelques repères (précision de la différence entre matière minérale et ma­tière vi­vante, élar­gissement du motif prigoginien de l’entropie en tant que production d’ordre instable, force at­tractive).
13. La seule astuce de ce texte réside dans la compréhension que l’on pou­vait composer entre elles les pensées de quelques uns des plus grands penseurs scientifiques et philosophiques du 20e siècle. C’est d’eux qui vient la force de ce texte.
14. C’est pourquoi il peut être si ambitieux. Mais fort hasar­deux aussi. Sa chance ne pourrait peut-être échoir que là où l’on a été plus à l’aise d’assumer profes-sionnellement le risque d’une écritu­re - forcément lacunaire et avec des insuffisances aux yeux des scientifiques des nombreu­ses spécialités en chacun des six domaines - qu’au­cun spécialiste, par définition, ne pourrait écrire. Il y a quand-même aujourd’hui nombre de livres sérieux de divulgation qui rendent cette tentative à la merci de quel-qu’un de suffisamment curieux. La liste bibliographique ne devrait pas toute­fois être très grande, car il fallait lire lentement: en pénétrant dans les domaines scientifiques, le philoso­phe doit criti­quer la ‘philosophie cachée’ dans leurs paradigmes, surtout le concept de ‘représentation’ autour de l’opposition, du dualisme sujet / objet, qui hérite de l’âme / corps d’autrefois, ce qui ne peut pas ne pas susciter des résistances des spécialistes.
15. Le texte est précis et clair, tout y est neuf. Il renvoit constamment les motifs développés à d’autres qui leur sont liés. L’approche philo­so­phique est émaillée par des exemples, utiles à ceux qui ne sont pas initiés aux auteurs de référence. Tout motif est défini­ le moment venu, définitions qu’une table des motifs signale, de même que les principales incidences des arguments, les corréla­tions éclairantes avec d’autres motifs, les renvois entre questions diverses. Ce qui pourra rendre service aux lecteurs, notamment quand il s’agira de questions moins connues, mais pourra les aider aussi à entrer dans la nouveauté du propos. Il est à prévoir que la lecture sera plus aisée aux jeunes en cours de formation, pas encore structurés dans leurs compétences par beaucoup d’an­nées de pratique selon les paradigmes classiques, ici reformulés.
16. Pour conclure : il s’agit d’une révolution philoso­phi­que. Dite en toute (im)modestie : la nou­velle phénomé­no­lo­gie devrait occuper dans la modernité un rôle analogue à celui joué par la Physique d’Aristote jusqu’à Kant (dé­mons­tration dans la première partie du chapitre 13).

Premières pages


1. LES DÉCOUVERTES SCIENTIFIQUES MAJEURES
DU XXe SIÈCLE


1. La Science n'existe pas, il n'y a que des sciences. Celles-ci sont actuellement, autant que le non-spécialiste puisse en juger, irréductibles entre elles, closes dans leurs frontières, des frontiè­res que les di­verses tentatives d'interdisciplinarité depuis quel­ques années ne semblent pas avoir bousculé. L’incommensura­bili­té que Kuhn a attribuée à leurs paradigmes a eu comme effet d’ac­centuer leur insularité, ou plutôt, si l’on tient en compte les in­nombrables spécialités qui divisent chaque domaine scientifi­que, on se trouve en face d’immenses archipels, de l’impossible encyclopé­disme chaotique de centaines de disciplines qui échap­pent à toute tentative de les rassembler (voir chap. 13, § 26). De­vant le chaos, la tâche de la pensée est, a toujours été, d’en trou­ver rai­son. En voici un essai.

Phénomènes et non phénomènes

2. Il se trouve, d’abord, qu’il y eût tout au long du XXe siè­cle, dans quel­ques sciences plus en vue - prodigues d’innombra­bles essais de description, de mensuration et de définition con­ceptuel­le de leurs données[1], comme on dit - il se trouve qu’il y eût une convergen­ce tout à fait remarquable et en totale indépendance réci­proque (sauf dans le cas de Lévi-Strauss) : leurs champs d'observation, de men­sura­tion, d’expérimentation, leurs champs tradition­nels de phé­nomè­nes, se sont en quelque sorte dédoublés, s’y ajoutant une zone non phé­no­ménique, dans le sens de quelque chose de replié, de nette­ment retranché de ces champs tradition­nels.
3. C’est ainsi qu’en Physique-Chimie, dont la zone phéno­ménique est celle des transformations chimiques et de la gravi­tation des 'corps', on a découvert une zone non phé­no­ménique corrélative, celle des protons et des neutrons liés par des forces nucléaires dans les noyaux des atomes, liés de façon telle qu’ils ne peuvent pas avoir part aux phénomènes de la gravitation ni à ceux des transforma­tions chimiques de molécu­les. En Biologie, dont la zone phénoménique tradition­nelle est celle des 'corps' des ani­maux et des plantes et de leurs ana­tomies (à innombrables cellu­les) et physiologies comparées, on a découvert une zone non phénoménique corrélative, celle des gènes (ADN), lesquels, tout en se répétant strictement dans le noyau de chaque cellule d'un même or­ganis­me, règlent le métabolisme cellulaire dans le cyto­plasme à partir du noyau qu’ils ne quittent jamais, séparés de ce métabo­lis­me. En Psy­chanalyse, la zone phénoméni­que étant celle des com­portements conscients de chaque individu dans l'aléatoire de ses ren­contres avec autrui, de ses amours et de ses rivalités, on a dé­couvert une zone non phénoménique cor­rélative, celle du refoule­ment in­conscient, non observable par définition, puisque ne pou­vant venir jamais à la conscience, et on a établi son rap­port à la se­xualité (des 'corps'). En Linguistique, dont le champ phéno­ménique est celui de la signification, c’est à dire des textes ou dis­cours et de l'aléatoire de leur communication garan­tie par les rè­gles de la syntaxe-sémantique ; on y a découvert un champ non phénoménique corrélatif, celui des règles phonologi­ques de cha­que langue, resti­tué de façon théorique par Troubet­zskoy à partir de la diffé­rence de Saussure, qui a exclu des lan­gues les sons concrets de chaque pa­role : or, ces phonèmes (comme les lettres de nos écri­tures) sont exclus du champ de la signification, ils n'ont point de sens, ne sont l’image de rien. Re­marquons que dans ce champ on parle souvent de 'corpus' de textes. Enfin, en An­­­thropo­logie, la zone phénoménique étant celle des us et cou­tu­mes de chaque société tribale, liés autour de la parenté, la zone non phénoménique cor­rélative est celle de l’exclusion des rap­ports sexuels consanguins (in­terdit de l'in­ceste) ; que l'exogamie consé­quente est à l’origine du système de parenté structurant cette société, c’est ce qui a été éclai­ré magistralement par Lévi-Strauss en démon­trant ri­gou­reu­sement comment une même lo­gi­que structurale (non consciente) règle les al­liances entre les lig­nages ancestraux en des systèmes sociaux pourtant fort diffé­rents en­tre eux. On utilise sou­vent la mé­taphore du 'corps' ou de 'l'orga­nisme' pour parler d'une société ou de l'une de ses institu­tions.
4. Il ne sera sans doute pas casuel que, dans les domaines de ces sciences, on puisse dire que leurs objets scientifiques soient les di­vers sens, quelques-uns carrément métaphoriques, où l'on peut parler de 'corps', terme qui suppose composition réglée d'une part, fonctionnement autonome vis-à-vis de son contexte d'autre part. On pourrait prétendre ainsi, de fa­çon pro­visoire, qu'il s'y agit de sciences qui s'occupent des domaines de ladite réali­té où se jouent des "corps", dans un jeu qui est simul­tané­ment réglé et aléatoire, de sciences qui ont découvert, tout au long du XXe siècle[2], que ces jeux n'étaient possibles que parce qu’ils sont réglés par des logi­ques ‘retranchées’ de ces champs qu’el­les gouvernent. C'est le sens même de 'théorie' - du grec 'theôrein', regarder (un paysage, une armée, les astres) - en tant que tableau du savoir donné à un re­gard intel­lectuel, cohérent et déterministe, sans plis, qui semble mis en question par ce non-phénoménique en retrait, disons, par rap­port au champ ouvert des phénomènes.
5. Il se trouve, en effet, d’autre part, que, au sein de la Phé­noménologie - un des principaux courants philosophiques tout au long du même siècle, lancé par Husserl comme “retour aux cho­ses-mêmes” en vue de dépasser “la crise des sciences européen­nes” -, Heidegger a intro­duit le motif du “retrait de l’être” (le re­trait de la donation des ‘étants’, qu’ici on dira ‘assembla­ges’) et que Derrida a réélaboré l’héritage husserlien-hei­deggerien en valori­sant le motif de l’ “écriture” (tech­nique d’ins­cription) comme effet de deux forces en “double bind”. Ce fut vers le milieu des an­nées 80 que ces deux ‘il se trouve’ que j’ai souligné ont fait ‘trouvaille’ : celle d’un nou­veau pas - multiple, quasi impossible - qui accomplirait et excèderait celui de Kuhn en 1962.

Pas de philosophie-des-sciences, plutôt philosophie-avec-sciences

6. La Science n'existe pas, il n'y a que des sciences, c’était mon premier mot. Quand on parle de La Science, on ne suppose en général que la Physique, on présuppose que toutes les au­tres sciences ne le sont que dans la mesure où elles s'approche­raient du modè­le physicien. En procédant ainsi, on ne s’intéresse guère à ce dont les sciences s'occupent, on ne regarde que les gestes des sa­vants, leurs façons de faire, leurs méthodes. C'est ainsi, par­fois d'ailleurs avoué, que procède la plupart du temps la philo­so­phie des sciences, malgré ce pluriel. En effet, si l'on veut rendre compte, sinon de toutes, de beaucoup de scien­ces, on doit laisser tomber ce par quoi, en se constituant, el­les s'excluent mutuellement, à savoir leurs domaines et leurs pa­ra­digmes, des domaines que les paradigmes découpent et délimi­tent dans ladite réalité. On généralise alors sur les façons de théoriser, sur les méthodes d'expérimentation, sur des aspects, non point 'subjectifs' (puisque les sciences ex­cluent le sujet, ou tendent à le faire), mais du côté des façons de faire des savants. Et inévitablement la science qui est née la première, celle qui s'est imposée par sa façon exemplaire d'utili­ser les ma­théma­ti­ques dans ses procédés, voire de pousser à des nouvelles ma­thé­matiques, celle qui, à travers des techni­ques de tout acabit qui s'en réclament, a démontré sa scientificité de fa­çon inques­tion­nable par n'importe qui, inévitablement la Physi­que est de­venue le modèle de toutes les autres sciences, celle que chacune essayait d'imiter, d'approcher. Et c'est pour­quoi la phi­losophie des sciences est, la plupart du temps, la philoso­phie de la physique, voire des façons de faire des physiciens[3].
7. Peut-être n'était-il pas possible de faire autrement, puis­que les sciences contemporaines sont devenues un labyrinthe inextricable, un chaos, disais-je en commençant, que per­sonne, ni de près ni de loin, ne peut préten­dre em­brasser d'un regard suf­fisamment informé. La notion de para­digme de Thomas Khun a été, me semble-t-il, le pas le plus impor­tant dans le che­min d'une connaissance plus appro­fondie de ce qu'est une science, un pas qui demande d’aller un tant soit peu au-dedans du para­digme. Car chaque science, et c'est bien l'une des portées les plus fé­con­des de cette notion de paradigme, est une institution, avec ses départements uni­versitaires, ses laboratoi­res, ses livres, ses re­vues spé­cialisées, ses congrès, ses associa­tions, ses théo­ries, con­cepts et méthodes, ses traditions, son his­toricité en somme (9. 2-7). Et l'on n'y rentre que par l'école, par la spé­cialisation qu'elle pro­meut : or, ce que fait l'école, c'est de 'former' un savant, de l'insti­tuer en tant que tel, de le pousser ensuite dans une spé­ciali­sation dé­terminée, d'en faire un usager, un habi­tant de ce terri­toire insti­tutionnel tel qu'il sache s'y repé­rer (9. 8-11). Mais plus il gagne ses compétences d'usager scien­tifique, de spécialis­­­­te, plus il perd aussi les possi­bilités qu'il avait aupara­vant de rentrer dans une autre science ou dans autre type d'insti­tution, voire dans une autre spé­cialité de sa science. En effet, il lui arri­vera d'igno­rer de plus en plus des pans entiers de sa science, des spé­cialités éloignées de la sienne. C’est-à-dire que ni la Physi­que, ni la Chi­mie, ne sont plus 'une' science, mais un monde de spé­cialités fort diverses, de ré­gions plus ou moins au­tonomes les unes des autres, s'excluant plus ou moins - du point de vue du pa­radigme et de ses pratiques justement - les unes des autres. Com­ment quel­qu'un qui travaille en philosophie pourra préten­dre à la con­nais­sance de plusieurs sciences, chacune impli­quant plu­sieurs pa­ra­digmes, parfois aussi plu­sieurs écoles ? Le lecteur aura donc les meilleures raisons du monde pour douter du bon sens de qui prétendant se repérer dans plusieurs types de scien­ces assez différents. Celui qui prend ce risque est toute­fois quel­qu'un qui, ayant reçu sa prime formation comme ingénieur civil, a appris à se méfier des gé­né­ralisations philo­so­phiques sur les sciences, qui s'est mis à ap­prendre avec quel­ques savants, qui voudrait profiter des tour­nants que les sciences choisies ont connu au long du dernier siè­cle pour faire de la phi­losophie avec ces sciences. Il va de soi que je ne suis prati­quant d'aucune des sciences dont il sera question ici, que je les connais de façon iné­gale par des travaux et lectures diverses, à travers une biblio­graphie accessible aujourd’hui à la curiosité intellec­tuelle des lecteurs, mais qu’il a fallu limiter, lire lentement, relire parfois[4]. J'ai as­sez d'années de lecture et d'écriture pour sa­voir que l'on ne sait que ce que l'on prati­que, pour éva­luer l'au­dace essayée ici (et celle de l’édi­teur). La lecture de tex­tes scientifi­ques par des gens prati­quant la philo­so­phie ne peut être qu'une lecture philosophi­que de ces textes, une lecture qui doit savoir qu'il s'agit d'un texte scientifi­que. C'est à dire, un texte où l'on pourra re­connaître trois stra­tes indissociable­ment articulées entre elles : celle qui re­lève de l'expérimentation ou de l'observa­tion et de leurs opéra­tions res­pectives, celle qui relève du système théori­que des catégories scientifiques (ces deux strates appartien­nent à ce que Khun a ap­pelé paradigme) et celle qui, selon le très beau Les Mots et les Choses de Foucault, relève de l'épistème civilisation­nel où les cor­pus de chaque science sont élaborés, qui dé­borde donc les para­digmes stricts (9. 12-17). Ce sont surtout les paradig­mes qui ré­sistent au savoir du lecteur non-spécialiste, mais ces méthodes, catégories et épistèmes re­lèvent tous de l'histoire de la civilisation européenne et de sa di­mension philo­sophique es­sentielle, qui a fourni une bonne partie de la machi­nerie dont chaque science s’est instituée, même en étant obligée de re­formu­ler l'héritage philoso­phique.

Fermer la parenthèse kantienne

8. De très bonne heure, Lévinas a demandé : "l'œuvre de Derrida, coupe-t-elle le développement de la pensée occidenta­le par une ligne de démarcation, semblable au kantisme qui sépara la phi­losophie dogmatique du criticisme ? Sommes-nous à nou­veau au bord d'une naïveté, d'un dogmatisme insoupçonné qui sommeillait au fond de ce que nous prenions pour esprit critique ? On peut se le demander"[5]. Or, l’une des grandes fécondités de la critique kantienne a été la séparation des eaux entre philosophie et scien­ces. L’ambi­tion de la philosophie classique, d’Aristote à Leibniz, était la connaissance de l’être, dans l’ampleur des choses de l’uni­vers, y compris dans ses grandes régions, la matière, la vie, les humains et leurs facultés, intelligence et liberté, pensée et vertus. Les scien­ces en sont issues, chacune s’étant toutefois limi­tée au do­maine de choses où elle menait son expérimentation et trouvait sa vérité laboratoriale ; en consé­quence, ce do­maine réélaboré était exclu de celui de l’ambition phi­losophique classi­que, qui s’est donc ré­tréci au fur et à mesure du développement des sciences, jusqu’aux psychologies. Kant l’a vite compris et en a tiré leçon ; tout en épousant la démarche de la physique newtonienne, il a, à son tour, délimité le domaine de la philosophie critique théorique : non plus la connaissance des phénomènes, dévolue aux sciences, mais les questions de pensée, sa “raison pure” devrant arbitrer sur la légi­timité des nouvelles et si prometteuses con­naissances scienti­fiques. Ce di­vorce devrait laisser libre - de méta­physi­que - le champ des phénomènes où les sciences ont proliféré somptueuse­ment les deux der­niers siècles, jusqu’aux centaines de disciplines actuelles, défiant chaotique­ment tout en­cyclopédisme, rendant la tâche impos­sible à tout philosophe qui voudrait en cerner l’épis­témo­logie. De sa part, li­bérée à la fois du dogmatisme et de l’em­pi­risme et ayant trouvé de toutes nouvel­les et redou­tables ques­tions con­cernant l’histoire et la temporali­té, la philo­sophie a su profi­ter aussi du divor­ce, mais un cer­tain es­souf­flement au­jourd’hui et le retour consé­quent du relati­visme dit post-moder­ne auraient de quoi rendre nostalgique des ambitions d’autrefois. Et si le chaos épistémologi­que des sciences rendait un nouveau souffle aux anciennes tâches philosophiques ? Et si l’on regardait chaos et scepticisme comme symptômes de l’épui­se­ment de la fé­condité du kantisme, deman­dant de renouer une “nouvelle alliance” - préconisée par Prigogine et Stengers il y a plus de 20 ans - des sciences avec la philoso­phie ? Et si l’on pou­vait reprendre, à l’égard des sciences concernant les domaines les plus significatifs des choses de l’uni­vers, l’ambition philosophique de nos ancêtres grecs et euro­péens ? Et si, en plus, on arrivait, en­semble et sans confu­sion, à dessiner les grandes lignes d’articula­tion de ces do­maines ? Dit autrement, il s’agira d’enquêter sur la dimension philosophique des sciences - concernant chacun de ces grands domaines, matière, vie, social, langage, humain – pour donner une nouvelle ampleur, l’ampleur d’un nouveau palier de la raison, au projet greco - européen de connaissance, vieux d’au moins vingt-quatre siècles passés en 2001 sur la mort de Socrate. L’avec serait ainsi la façon, d’une part, de re­donner no­blesse philosophi­que aux sciences et, d’autre part, de faire profi­ter la phénoméno­logie de leurs vérifications expéri­mentales, de façon à ce que, en compo­sition, philosophies-avec-sciences puis­sent prétendre à une com­préhension vraie (eh oui !), globale et articulée, des mécanis­mes des choses de l’univers, ceci d’une fa­çon vraiment neuve, à la hauteur de la nouveauté des grandes dé­couvertes scientifiques du siècle dernier (13. 164). Il s’agirait en somme d’ébaucher une nouvelle ontologie (chap. 7), œuvre de déconstruction de l’ancienne, où la Physique d’Aristote avait ce rôle de philosophie-avec-sciences (13. 16), qui serait joué doréna­vant par la nouvelle phénoménologie proposée ici.
9. Il s’agira donc d'essayer une approche des divers do­mai­nes scientifiques de façon à ce qu’ils soient sus­cepti­bles d'être articulés entre eux. Il faut, pour le réussir, pour­suivre plus loin la démarche de Kuhn, dépasser l’in­sularité où il a laissé les divers paradigmes (incommensurables), se choisir une science, rentrer bel et bien dedans et y mener sa ré­flexion, à l'instar de l'anth­ropolo­gue chez telle tribu, du linguiste étudiant telle lan­gue, tâcher d’y trouver, dans leurs épis­tèmes - après les avoir épuré de la représentation de l’ontologie classique européenne -, de quoi les comparer par un regard phénoménologi­que : ce qu’on appellera des méca­nismes d’auto­nomie à hétéro­nomie effacée, semblables à un niveau formel entropique. Les choses étant fort différentes dans chaque domaine, y aura-t-il des questions communes aux diverses sciences ? Dans chaque champ de phénomè­nes, il y a essentiellement conflit entre les lois scientifi­ques établies progressivement, des lois qui déter­mi­nent ce qui se passe dans le champ considéré, et l'aléatoi­re de ce même champ, ce qui en lui reste d'indéterminé, où la tempo­ralité reste un fac­teur ir­réductible, comme l’a montré Prigogine. Avec deux cas de figure. a) En Physique, en Chimie et en Bio­lo­gie, le con­flit semblait résolu, du fait de l'isolement laboratorial des phénomènes, qui crée des condi­tions de détermination suffisante, lesquelles, à leur tour, sem­blent justifier les conceptions déter­ministes traditionnelles. Le motif derridien de l’écriture comme technique permettra de demander qu’on n’oublie pas la né­cessité structurale des te­chniques de labora­toire au moment où l’on se ‘représente’ ladite réalité, que le laboratoire ne soit plus conçu comme un ‘instrument’, l’échafaudage que l’on sup­prime après coup pour admirer l’œu­vre réussie. b) Tan­dis que dans le cas des sciences qui relè­vent de l'humain et du so­cial, ce conflit restait l'obstacle décisif à la formulation de 'lois' scientifi­ques sus­cepti­bles d'engendrer un consensus significatif entre les sa­vants du domaine. Par contre, dans la zone non phénoménique, ce qui semble s'imposer, c'est le caractère très strict de la déter­mi­nation, le ca­ractère fort répétitif de ce qui s'y passe (génétique, système phono­logique, interdit de l’inceste, refoule­ment) défiant tout aléatoi­re presque, mais qui repose sur une immoti­vation constitu­tive de cette zone elle-même, manifestée par ce que l’on peut nommer, de façon kuhnienne, l’incommensurabilité entre elles des espèces biologiques et des langues, voire des sociétés (Castoriadis parlait de leur “institution imaginaire”). Ceci pose des ques­tions inédites à chaque théorie scienti­fique : com­ment main­tenir la ca­tégorie clas­sique de cau­sali­té quand elle semble défiée là où elle fe­rait jus à être le plus jus­ti­fiée ? Cette immotiva­tion re­joint ‘l’impossible’ pro­blème des ori­gines : de la matière et de l'éner­gie, c’est-à-dire de l'Univers, de la vie et des espèces, du langage et des lan­gues, des sociétés humai­nes et des psychis­mes, de l'hu­main (2. 61).

[1] Il est facilement admis aujourd’hui que les phénomè­nes dont s’occupent les sciences ne sont pas des 'pures données', qu’ils sont 'consti­tués' par les paradigmes respectifs, ce qui impli­que la perte du privilège du regard, de la perception, dans le motif de l'observation. À vrai dire, ce privi­lège était inadéquat depuis les dé­buts mêmes de la science moderne : la rotation de la Terre et sa trans­lation autour du Soleil contre notre perception, l'égale ac­cé­léra­tion de la vitesse de chute de n'importe quel grave (dans le vide), que les divers charbons, le graphite des crayons et les dia­mants des bijoux concernent une même substance chimi­que, le carbone, et ainsi de suite, impli­citaient déjà la critique de ce privilège et de l'opposition corréla­tive entre théorie et expé­rien­ce. Mais il s’agit ici d’autre chose, concernant la structuration des domaines scientifiques eux-mêmes
[2] Sans aucun fétiche pour le XXe siècle, fort ordurier par ailleurs, c’est quand même une coïncidence étonnante que Planck ait présenté l’équa­tion avec la constante h, impli­quant la notion de ‘quantum’ et de ses mul­tiples, point de départ anti-con­tinuiste de la nouvelle Physique, en Décem­bre de 1900 ; que cette même an­née trois articles de biologistes, l’hollandais H. de Vries et les allemands C. Correns et E. von Tschermak, indé­pendants les uns des autres, aient confirmé dans d’autres espèces vé­gétales les lois de Mendel sur l’hérédité ; que ce soit 1900 la date de la publi­cation du premier grand texte psychanalytique de Freud, l’Interpré­tation des rêves, et du premier texte phéno­ménologique d’Husserl, Recher­ches logiques. En sachant que Saussure tra­vaillait aussi à la même époque à sa révolution épis­témologique en Lin­guistique, dont les leçons ont été données de 1906 à 1911, seules les sciences des sociétés au­ront raté le rendez-vous.
[3] On cherchera en vain les sciences non physiques ni chimiques (y com­pris la Biologie en tant qu'anatomie, par exemple) dans le débat entre philoso­phes et scientifiques organisé par J. Hamburger en 1984 à l'Aca­démie des Sciences de Paris, La philosophie des sciences aujourd'hui. D. Le­court [qui a dirigé en 1999 chez P.U.F. un diction­naire d’histoire et philo­sophie des sciences], en ouverture d’un chapitre final concernant la bio­logie, consacré à G. Canguilhem, écrit : “la philosophie des sciences fran­çaise aussi bien que la philosophie de la science américaine s’est presque exclusive­ment cons­truite autour d’une réflexion sur les sciences physi­ques” (La philosophie des sciences, Que sais-je ?, P.U.F., 2001, p. 107).
[4] Y compris pour Heidegger et Derrida, dont l’extension des bibliographies décourage tout non-spécialiste. Pour le dernier, je me suis limité à des œu­vres grammatologiques de ses premières années, préférant le relire par­fois plutôt que tenter de suivre tous ses textes des années 80 et 90, plus éloignés des préoccupations avec les scien­ces qui étaient les siennes dans sa jeunesse (sans que ce choix soit lié à la supposition d’une coupure dans son œuvre). Plus que de multiplier les citations, on tâchera ici d’argumen­ter à partir de sa grammatologie.
[5] “Tout autrement”, L’Arc, nº 54, Jacques Derrida, 1973, p. 33.

Présentation

LE JEU DES SCIENCES
AVEC HEIDEGGER ET DERRIDA
Vol. 1 Scène, retraits et régulation de l’aléatoire
Vol. 2 La Phénoménologie reformulée, en vérité


La page que voici est construite autour de ce livre ambitieux et du nouveau projet qu’il ouvre. Non plus Philosophie-des-Sciences, car le ‘des’ signifie l’extériorité de l’une et des autres, leur séparation, le pluriel ‘des sciences’ étant d’ailleurs la plupart du temps réduit à la seule Physique, modèle des autres. Plutôt Philosophie-avec-Sciences, la mise en relief de la dimension philosophique de celles-ci étant la révélation / révolution de ce projet. Les noms de Heidegger et de Derrida, supposant Husserl comme leur maître commun, signalent que le projet s’inscrit dans le champ ouvert par la Phénoménologie du 20e siècle, qu’il essaie d’ailleurs de reformuler. Le motif du ‘jeu’ (unité du hasard et de la nécessité) dit que les Sciences sont ici approchées et dans la nécessité de leur laboratoire et dans l’aléatoire des scènes de ladite ‘réalité’. De même que dans le livre, on tâchera de tenir à la clarté et à la modestie du propos.