lundi 18 février 2008

De l'autarcie à l'hétérarcie

De l’autarcie à l’hétérarcie

57. Les logiques des deux modernités, des sociétés à maisons et des sociétés à institutions et familles, sont donc très contrastées, autant que leurs formes d’énergie. Là où règne l’énergie biologique, il faut apprendre à la guider et la faire fructifier, sans en avoir jamais de contrôle suffisant : de la fécondité agricole ou du bétail, voire des héritiers mâles. Les mythes religieux, qui racontent toujours que la fécondité est le secret des dieux, semblent être le corrélat de cette dépendance des sociétés par rapport à la ‘nature’, à la phusis d’Aristote. Avec toutefois une sorte de compensation : les maisons agricoles, quand tout marche bien, se suffisent à elles-mêmes, sont autarciques, de même que les villes dans leur région alentour. Le commerce (tout comme l’école) a toujours été marginal à ces populations, chose des villes, et surtout du roi et des nobles, commerce de luxe. Le savoir-faire, des paysans et bergers comme celui des artisans et des guerriers, est tout autant autarcique, appris sur place de père en fils et mère en fille, à l’instar des recettes culinaires de famille, avec éventuellement les secrets de la maison, demandant de l’habileté devant les circonstances aléatoires. Ce savoir-faire, si méprisé par les modernes, a toutefois le sceau de sa valeur : c’est lui qui a rendu possible que la maison en soit arrivée là, il est donc à répéter le mieux possible. C’est dire que l’héritage est la poutre maîtresse des maisons (et pas les affects) : du nom et de son honneur, des terres, troupeaux et bâtiments, des savoir-faire, voire des vertus. Par contre, le prix de ces sociétés c’est qu’il n’y en a pas d’individus, au sens moderne : les gens appartiennent à la maison, où toute leur vie est intégrée et soumise à la loi parentale. Même le père, hors de chez lui, ne vaut que le poids de sa maison.
58. La logique des sociétés contemporaines est l’inverse, point par point, ou presque. On y devient assez vite ‘individu’ dans la mesure où l’on est l’habitant de plus d’une unité sociale (famille et école, emploi plus tard), sans donc être ‘intégré’ entièrement par chacune[1]. La spécialisation des unités sociales les fait dépendre les unes des autres, dans un réseau immense qui n’a cure des frontières, puisque la machine n’en connaît point et que les monnaies sont en train de trouver des façons de se tenir ensemble, voire de s’unifier. C’est ce que Heidegger a pensé dans le motif du Ge-stell. Une usine impli­que en faire d’abord un or­ganigramme et les calculs res­pectifs, c’est-à-dire re-présenter, placer de­vant (dar-stellen) l'ensemble d'avance, le programmer. Puis il faut réquisi­tionner (bestellen) les machines, les matières premières, etc., et les placer (stellen), y compris les em­ployés (stellung, em­ploi). Ce sont des conditions - de raison - préa­la­bles de la mise en mar­che de l'usine par le capital investi (placé), des conditions de sa 'maîtri­se' sur tout ce qu’il interpelle pour l’obliger à ‘rendre raison’ (aussi stellen) et pouvoir donc le commander, le réquisi­tionner, suivre de très près. Or, cela est vrai aussi de toutes les autres usines déjà en marche et des autres institutions. C'est cette hétérarcie[2] pro-grammée par une raison qui calcule et prévoit que Hei­degger a nommé Ge-stell[3] : ce qui ras­semble (ge-) les divers 'emplace­ments' et 'emplois' et les di­rec­ti­ves des 're-pré­senta­tions' que l'on se fait de la mar­che de l'en­semble et qui, à partir de la science physique, “met la nature en demeure (stellt) de se montrer comme un complexe calculable et prévi­sible de forces” (1958, p. 29). En tant que tel, le réseau reste sans maîtri­se; en ef­fet, il ne peut pas s’arrê­ter (sans pertes et gaspil­lages de toutes sortes, de profits mais aussi de salaires, bien sûr), ce qui im­plique une sorte d'im­péra­tif: 'Il faut que Ça marche!'. Il faut que chacun - adminis­tra­teur, ban­quier, ministre, tout comme ou­vrier ou manœuvre - soit à son poste, à son 'emploi' dans le sys­tème, sans qu'il y ait des places 'dehors', ni divi­nes ni trans­cen­danta­les. Quand il y a crise, rançon de l’hétérarcie, tout le monde est atteint, même si certains peuvent s’en défendre mieux que d’autres.


[1] Ou bien, un autre exemple d’individuation impossible dans les sociétés anciennes, où apprendre c’était devenir équivalent au maître que l’on remplacerait plus tard : on apprend à utiliser des machines sans savoir comment elles fonctionnent, de même qu’on lit des livres fort différents, sans avoir la spécialisation de leurs auteurs.
[2] Auto-arcie est se suffire soi même (auto), hétéro-arcie, à l’inverse, la dépendance des autres (héteroi).
[3] Pas simple à traduire, correspond pourtant étymologiquement au grec syn-thèse ou au latin com-position.

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