Philosophie avec histoire : l’exemple d’Aristote et Kant
59. Dans un autre texte, Heidegger appelle Gestellung la phusis d’Aristote, la ‘nature’, ce qui suggère que, sans l’expliciter tout à fait, il aurait pensé dans la variation de ce mot la différence entre les deux types de société, les unes étant mues par les énergies des vivants et les autres par celles des machines. On sait quelle place importante le motif de l’autarcie a chez Aristote, à qui l’on doit le motif de l’ousia (autant la ‘substance’ des vivants que leur commune ‘essence’, disons de façon approximative). Si on le compare à Kant, qui a introduit la physique de Newton dans sa métaphysique (Vuillemin) et en conséquence exclu la ‘substance’ - l’ontologie devient gnoséologie, l’être est interprété comme ‘thèse’ (Heidegger) -, on pourrait constater que leurs pensées répondent chacune au type de civilisation de chaque modernité[1]. Ainsi, par exemple, l’autonomie du sujet kantien, qui a en lui les catégories de la pensée gnoséologique (rationnelle et scientifique), est adéquate au nouvel individu en train d’émerger pour une civilisation Ge-stell, à savoir de type scientifique et technique, tandis que les catégories de chez Aristote concernaient plutôt les récits des vivants (qui, où, quand, quel, combien, en quelle position, faisant ou subissant, un peu comme celles du journaliste). C’est-à-dire que le contraste très fort de ses pensées relève des différences structurelles de leurs civilisations, qui sont les différences entre deux Physiques, celle des vivants et celle des inertes. Si l’on admet ceci, on peut repérer des parallélismes fort étonnants, avec un semblable projet général, disons, pour privilégier le mouvement sur la substance, a) en sachant que celui-là est relatif (c'est aussi le cas de la génération et de la corruption chez Aristote), b) sans tomber dans le relativisme (des sophistes et empiristes) et c) tout en critiquant l'éternel ou absolu (Platon et Descartes ou Leibniz), la séparation dualiste entre le ciel des idées et la terre des choses. Or, ce programme n'est possible que dans la mesure où la syntaxe théorique proposée[2] soit à la fois celle du sujet connaisseur (Kant) ou du logos (Aristote) et du mouvement physique dans sa causalité, cet ‘et’ désignant la place irréductible chez les deux penseurs de l’expérience sensible dans l’acheminement vers la connaissance intelligible. C’est-à-dire que, chez l'un comme chez l'autre, mutatis mutandis, les catégories (de pensée) sont aussi ce qui unifie les causes du mouvement physique: il ne s'agirait donc pas de 'deux' syntaxes, celle de la pensée et celle du mouvement, mais d'une seule (ousia, chez Aristote, est autant l'essence que la substance). De même que chez Kant le transcendantal rend possible l'empirique dans la synthèse a priori, il faut comprendre que chez Aristote aussi le logos 'anticipe' (accueille et unifie) ce dont il peut parler, sans séparation entre idéel et réel. Cette 'synthèse a priori' revient au fond à nier l'opposition 'analyse / synthèse', c’est-à-dire qu'il y ait un quelconque 'avant' la dispersion: les noumènes des choses chez Kant auraient un statut proche, soit de celui d’ousia première, la ‘substance première’ ou substrat de chaque étant particulier, pas susceptible de science, connaissable seulement dans ses ‘accidents’, soit de celui de l'hulê, la 'matière' aristotélicienne - qui n'est repérable qu'informée par une forme -, qui disparaît chez Kant (au sens du moins où le phénomène est ce qui apparaît) avec les noumènes, la chose en soi inconnue, l'existence du Monde.
60. Et l'on retrouve une autre similitude étonnante: le geste aristotélicien de critiquer les Formes idéales éternelles de Platon, geste qui permet de connaître les choses de ce monde, est à rapprocher de la mise kantienne de Dieu hors de la connaissance humaine, ainsi que de sa contestation des preuves de l'existence de Dieu. Car c'est le même geste: le refus d'un référentiel absolu (extérieur) pour la connaissance. Certes, les arguments scolastiques en faveur de l'existence de Dieu (sauf l'ontologique, il va de soi) sont d'origine aristotélicienne, ce qui tient à sa physique, au privilège des étants vivants comme ayant le mouvement de par eux-mêmes (euatô); chez Kant, c’est l'inertie des corps de la physique newtonienne qui, tout en relativisant la 'substance' - comme masse mesurable ou quantité de matière, donc en rapport essentiel avec d'autres masses, il n'y a de masse que par rapport à d'autres masses (§ 66n) - et en attribuant toute modification de l'état inerte d'un corps (en repos ou en mouvement rectiligne uniforme: c’est-à-dire tout effet d'accélération, soit positive soit négative) à des forces extérieures au corps (refus donc de la 'force d'inertie' de Newton), c'est cette inertie du mouvement physique qui donne donc congé au Dieu des philosophes. L'âme immortelle, avec son rapport privilégié aux Formes idéales ou à Dieu, est congédiée elle aussi de la connaissance, chez Aristote comme chez Kant, par les mêmes raisons 'réalistes', comme on dit: pour que la connaissance puisse commencer exclusivement par l'expérience sensible, sensations, perceptions, imagination, etc. C'est, chez chacun à sa façon - autarcie et autonomie respectivement - l'affirmation rationnelle et fière de la finitude humaine. Si opposés dans leurs physiques, si proches cependant dans le grand geste philosophique: faut-il s'éloigner le plus possible d'un grand penseur pour devenir son prochain?
[1] Ayant soin, bien sûr, de préciser que les rapports entre les divers éléments de la civilisation moderne européenne ne se sont pas explicités simultanément, mais avec des décalages : la machine à vapeur est inventée cent ans avant la thermodynamique qui lui fournit la théorie, ou bien les armes à feu, remplaçant les armes blanches de la civilisation ‘naturelle’, sont apparues au tournant du 15e au 16e siècles, un peu avant le protestantisme. Et si Napoléon sonne le glas de la conquête, il inaugure aussi avec son code civil l’administration moderne.
[2] Qui revient chez Kant à dépasser l'atomisme, comme Aristote refuse celui de Démocrite.
59. Dans un autre texte, Heidegger appelle Gestellung la phusis d’Aristote, la ‘nature’, ce qui suggère que, sans l’expliciter tout à fait, il aurait pensé dans la variation de ce mot la différence entre les deux types de société, les unes étant mues par les énergies des vivants et les autres par celles des machines. On sait quelle place importante le motif de l’autarcie a chez Aristote, à qui l’on doit le motif de l’ousia (autant la ‘substance’ des vivants que leur commune ‘essence’, disons de façon approximative). Si on le compare à Kant, qui a introduit la physique de Newton dans sa métaphysique (Vuillemin) et en conséquence exclu la ‘substance’ - l’ontologie devient gnoséologie, l’être est interprété comme ‘thèse’ (Heidegger) -, on pourrait constater que leurs pensées répondent chacune au type de civilisation de chaque modernité[1]. Ainsi, par exemple, l’autonomie du sujet kantien, qui a en lui les catégories de la pensée gnoséologique (rationnelle et scientifique), est adéquate au nouvel individu en train d’émerger pour une civilisation Ge-stell, à savoir de type scientifique et technique, tandis que les catégories de chez Aristote concernaient plutôt les récits des vivants (qui, où, quand, quel, combien, en quelle position, faisant ou subissant, un peu comme celles du journaliste). C’est-à-dire que le contraste très fort de ses pensées relève des différences structurelles de leurs civilisations, qui sont les différences entre deux Physiques, celle des vivants et celle des inertes. Si l’on admet ceci, on peut repérer des parallélismes fort étonnants, avec un semblable projet général, disons, pour privilégier le mouvement sur la substance, a) en sachant que celui-là est relatif (c'est aussi le cas de la génération et de la corruption chez Aristote), b) sans tomber dans le relativisme (des sophistes et empiristes) et c) tout en critiquant l'éternel ou absolu (Platon et Descartes ou Leibniz), la séparation dualiste entre le ciel des idées et la terre des choses. Or, ce programme n'est possible que dans la mesure où la syntaxe théorique proposée[2] soit à la fois celle du sujet connaisseur (Kant) ou du logos (Aristote) et du mouvement physique dans sa causalité, cet ‘et’ désignant la place irréductible chez les deux penseurs de l’expérience sensible dans l’acheminement vers la connaissance intelligible. C’est-à-dire que, chez l'un comme chez l'autre, mutatis mutandis, les catégories (de pensée) sont aussi ce qui unifie les causes du mouvement physique: il ne s'agirait donc pas de 'deux' syntaxes, celle de la pensée et celle du mouvement, mais d'une seule (ousia, chez Aristote, est autant l'essence que la substance). De même que chez Kant le transcendantal rend possible l'empirique dans la synthèse a priori, il faut comprendre que chez Aristote aussi le logos 'anticipe' (accueille et unifie) ce dont il peut parler, sans séparation entre idéel et réel. Cette 'synthèse a priori' revient au fond à nier l'opposition 'analyse / synthèse', c’est-à-dire qu'il y ait un quelconque 'avant' la dispersion: les noumènes des choses chez Kant auraient un statut proche, soit de celui d’ousia première, la ‘substance première’ ou substrat de chaque étant particulier, pas susceptible de science, connaissable seulement dans ses ‘accidents’, soit de celui de l'hulê, la 'matière' aristotélicienne - qui n'est repérable qu'informée par une forme -, qui disparaît chez Kant (au sens du moins où le phénomène est ce qui apparaît) avec les noumènes, la chose en soi inconnue, l'existence du Monde.
60. Et l'on retrouve une autre similitude étonnante: le geste aristotélicien de critiquer les Formes idéales éternelles de Platon, geste qui permet de connaître les choses de ce monde, est à rapprocher de la mise kantienne de Dieu hors de la connaissance humaine, ainsi que de sa contestation des preuves de l'existence de Dieu. Car c'est le même geste: le refus d'un référentiel absolu (extérieur) pour la connaissance. Certes, les arguments scolastiques en faveur de l'existence de Dieu (sauf l'ontologique, il va de soi) sont d'origine aristotélicienne, ce qui tient à sa physique, au privilège des étants vivants comme ayant le mouvement de par eux-mêmes (euatô); chez Kant, c’est l'inertie des corps de la physique newtonienne qui, tout en relativisant la 'substance' - comme masse mesurable ou quantité de matière, donc en rapport essentiel avec d'autres masses, il n'y a de masse que par rapport à d'autres masses (§ 66n) - et en attribuant toute modification de l'état inerte d'un corps (en repos ou en mouvement rectiligne uniforme: c’est-à-dire tout effet d'accélération, soit positive soit négative) à des forces extérieures au corps (refus donc de la 'force d'inertie' de Newton), c'est cette inertie du mouvement physique qui donne donc congé au Dieu des philosophes. L'âme immortelle, avec son rapport privilégié aux Formes idéales ou à Dieu, est congédiée elle aussi de la connaissance, chez Aristote comme chez Kant, par les mêmes raisons 'réalistes', comme on dit: pour que la connaissance puisse commencer exclusivement par l'expérience sensible, sensations, perceptions, imagination, etc. C'est, chez chacun à sa façon - autarcie et autonomie respectivement - l'affirmation rationnelle et fière de la finitude humaine. Si opposés dans leurs physiques, si proches cependant dans le grand geste philosophique: faut-il s'éloigner le plus possible d'un grand penseur pour devenir son prochain?
[1] Ayant soin, bien sûr, de préciser que les rapports entre les divers éléments de la civilisation moderne européenne ne se sont pas explicités simultanément, mais avec des décalages : la machine à vapeur est inventée cent ans avant la thermodynamique qui lui fournit la théorie, ou bien les armes à feu, remplaçant les armes blanches de la civilisation ‘naturelle’, sont apparues au tournant du 15e au 16e siècles, un peu avant le protestantisme. Et si Napoléon sonne le glas de la conquête, il inaugure aussi avec son code civil l’administration moderne.
[2] Qui revient chez Kant à dépasser l'atomisme, comme Aristote refuse celui de Démocrite.
1 commentaire:
Bonjour Monsieur,
J'ai trouvé un grand intérêt à votre texte Philosophie avec histoire : l’exemple d’Aristote et Kant.
Particulièrement intéressé par la rapprochement que vous proposez entre le rôle unificateurs des catégories de pensée, le transcendantal chez Kant et le logos d'Aristote, je me suis permis de reproduire un large passage de votre texte sur le phorum de discussion http://www.thomas-aquin.net/PHPhorum/read.php?f=6&i=37610&t=37435#reply_37610.
respectueuses salutations.
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