lundi 18 février 2008

Aristote et Kant

Philosophie avec histoire : l’exemple d’Aristote et Kant

59. Dans un autre texte, Heidegger appelle Gestellung la phusis d’Aristote, la ‘nature’, ce qui suggère que, sans l’expliciter tout à fait, il aurait pensé dans la variation de ce mot la différence entre les deux types de société, les unes étant mues par les énergies des vivants et les autres par celles des machines. On sait quelle place importante le motif de l’autarcie a chez Aristote, à qui l’on doit le motif de l’ousia (autant la ‘substance’ des vivants que leur commune ‘essence’, disons de façon approximative). Si on le compare à Kant, qui a introduit la physique de Newton dans sa métaphysique (Vuillemin) et en conséquence exclu la ‘substance’ - l’ontologie devient gnoséologie, l’être est interprété comme ‘thèse’ (Heidegger) -, on pourrait constater que leurs pensées répondent chacune au type de civilisation de chaque modernité[1]. Ainsi, par exemple, l’autonomie du sujet kantien, qui a en lui les catégories de la pensée gnoséologique (rationnelle et scientifique), est adéquate au nouvel individu en train d’émerger pour une civilisation Ge-stell, à savoir de type scientifique et technique, tandis que les catégories de chez Aristote concernaient plutôt les récits des vivants (qui, où, quand, quel, combien, en quelle position, faisant ou subissant, un peu comme celles du journaliste). C’est-à-dire que le contraste très fort de ses pensées relève des différences structurelles de leurs civilisations, qui sont les différences entre deux Physiques, celle des vivants et celle des inertes. Si l’on admet ceci, on peut repérer des parallélismes fort étonnants, avec un semblable projet général, disons, pour privilégier le mouvement sur la substance, a) en sachant que celui-là est relatif (c'est aussi le cas de la géné­ration et de la corruption chez Aris­tote), b) sans tomber dans le re­lativisme (des sophistes et empiristes) et c) tout en critiquant l'éternel ou ab­so­lu (Platon et Descartes ou Leibniz), la séparation dualiste entre le ciel des idées et la terre des choses. Or, ce programme n'est possible que dans la mesure où la syntaxe théorique pro­posée[2] soit à la fois celle du su­jet connaisseur (Kant) ou du lo­gos (Aristote) et du mou­vement physique dans sa causalité, cet ‘et’ désignant la place irréduc­tible chez les deux penseurs de l’expérience sensible dans l’acheminement vers la connaissance intelligi­ble. C’est-à-dire que, chez l'un comme chez l'autre, mutatis mutandis, les catégories (de pensée) sont aussi ce qui unifie les causes du mouvement physique: il ne s'agirait donc pas de 'deux' syntaxes, celle de la pensée et celle du mouve­ment, mais d'une seule (ousia, chez Aristote, est autant l'essence que la substance). De même que chez Kant le trans­cen­dantal rend possible l'empirique dans la synthèse a priori, il faut comprendre que chez Aristote aussi le logos 'anticipe' (accueille et unifie) ce dont il peut parler, sans sé­pa­ration entre idéel et réel. Cette 'synthèse a priori' revient au fond à nier l'opposition 'analy­se / synthèse', c’est-à-dire qu'il y ait un quel­conque 'avant' la dis­per­sion: les noumènes des choses chez Kant auraient un statut pro­che, soit de celui d’ousia première, la ‘substance première’ ou subs­trat de chaque étant particulier, pas susceptible de science, connaissable seulement dans ses ‘accidents’, soit de celui de l'hulê, la 'ma­tière' aristotéli­cienne - qui n'est repé­rable qu'informée par une forme -, qui disparaît chez Kant (au sens du moins où le phé­nomène est ce qui apparaît) avec les noumènes, la chose en soi in­con­nue, l'exis­tence du Monde.
60. Et l'on retrouve une autre similitude étonnante: le geste aristotélicien de critiquer les Formes idéales éternelles de Platon, geste qui permet de connaître les choses de ce monde, est à rapprocher de la mise kantienne de Dieu hors de la connaissance humaine, ainsi que de sa contestation des preu­ves de l'existence de Dieu. Car c'est le même geste: le re­fus d'un référentiel absolu (extérieur) pour la connais­sance. Certes, les arguments scolastiques en faveur de l'existence de Dieu (sauf l'ontologique, il va de soi) sont d'origine aristotéli­cienne, ce qui tient à sa physi­que, au privilège des étants vivants comme ayant le mouvement de par eux-mê­mes (euatô); chez Kant, c’est l'inertie des corps de la phy­sique newto­nienne qui, tout en rela­tivisant la 'substance' - comme masse mesurable ou quantité de matière, donc en rap­port essentiel avec d'autres masses, il n'y a de masse que par rapport à d'autres masses (§ 66n) - et en attri­buant toute modification de l'état inerte d'un corps (en repos ou en mouvement rectiligne uniforme: c’est-à-dire tout effet d'accéléra­tion, soit positive soit négative) à des forces extérieures au corps (refus donc de la 'force d'inertie' de Newton), c'est cette inertie du mouvement physique qui donne donc congé au Dieu des philoso­phes. L'âme immor­telle, avec son rapport privi­légié aux Formes idéales ou à Dieu, est congédiée elle aussi de la con­nais­sance, chez Aristote comme chez Kant, par les mê­mes rai­sons 'réalistes', comme on dit: pour que la con­naissance puisse com­mencer exclusi­vement par l'expérience sensi­ble, sen­sa­tions, per­ceptions, imagina­tion, etc. C'est, chez chacun à sa façon - au­tarcie et autonomie respec­tivement - l'affirmation rationnelle et fière de la finitude humai­ne. Si opposés dans leurs phy­si­ques, si proches ce­pendant dans le grand geste philosophi­que: faut-il s'éloigner le plus pos­sible d'un grand penseur pour deve­nir son prochain?


[1] Ayant soin, bien sûr, de préciser que les rapports entre les divers éléments de la civilisation moderne européenne ne se sont pas explicités simultanément, mais avec des décalages : la machine à vapeur est inventée cent ans avant la thermodynamique qui lui fournit la théorie, ou bien les armes à feu, remplaçant les armes blanches de la civilisation ‘naturelle’, sont apparues au tournant du 15e au 16e siècles, un peu avant le protestantisme. Et si Napoléon sonne le glas de la conquête, il inaugure aussi avec son code civil l’administration moderne.
[2] Qui revient chez Kant à dépasser l'atomisme, comme Aristote refuse celui de Démocrite.

1 commentaire:

photon a dit…

Bonjour Monsieur,

J'ai trouvé un grand intérêt à votre texte Philosophie avec histoire : l’exemple d’Aristote et Kant.

Particulièrement intéressé par la rapprochement que vous proposez entre le rôle unificateurs des catégories de pensée, le transcendantal chez Kant et le logos d'Aristote, je me suis permis de reproduire un large passage de votre texte sur le phorum de discussion http://www.thomas-aquin.net/PHPhorum/read.php?f=6&i=37610&t=37435#reply_37610.

respectueuses salutations.