lundi 18 février 2008

Une synthèse phénoménologique des Sciences (pas pour des gens pressées)


PHILOSOPHIE-AVEC-SCIENCES
Manifeste d’une Phénoménologie vraie

Ao Artur Mário, à Inês,
à Leonor, ao César e ao Gonçalo,
à la passion de comprendre.
En mémoire de Robert Davezies
et de Michel Clévenot



« D’un médecin qui ne connaît que la médecine,
tu peux être sûr qu’il ne connaît même pas la médecine »
(Letamendi, médecin espagnol du 19e siècle)

La loi générale s’énoncera ainsi :
un spécialiste qui ne connaît que sa spécialité,
c’est sa spécialité elle-même qu’il ne connaît pas assez.


Révision littéraire :
Wally Bourdet

Un manifeste est un abrégé qui proclame l’éclosion d’un mouvement, d’un mouvement de pensée dans le cas. La phénoménologie étant l’un des principaux courants philosophiques du 20e siècle, ce manifeste annonce son tournant vers une philosophie avec les sciences concernant les domaines les plus décisifs, prises ici dans leur dimension philosophique.
Le texte de référence dont celui-ci est l’abrégé s’intitule

LE JEU DES SCIENCES AVEC HEIDEGGER ET DERRIDA

Il a été publié en 2 volumes à l’enseigne des éditions de l’Harmattan, 2007. Ensuite un condensé La Philosophie avec Sciences au XXe siècle, 2009. Les lecteurs qui voudront en savoir plus y trouveront des démonstrations claires, des citations, des motivations à penser, voire à écrire.

Des scandales

Des scandales

1. Quelles ont été les principales découvertes scientifiques du 20e siècle ? À cette question peut-on répondre autrement que par une énumération empirique dépendante des choix de tout un chacun, peut-on répondre avec un critère rigoureux, à la fois philosophique et scientifique ? Combien de sciences y a-t-il ? Quelques centaines, recoupées par des mil­liers de spécialités, leurs limites passant au-dedans des voisines ? Qui sait répondre, qui en connaît assez pour pouvoir dire un chiffre qui ait un minimum de vraisem­blance ? Surtout pas un ‘spécialiste’, qui par définition ne connaît - mais très bien, trop peut-être - que son petit domai­ne. Les philosophes ? Mais, divisés en deux grands courants as­sez disjoints - la philosophie analytique anglo-saxonne, d’une part, côté continental, la phénoménologie prédominant sur des ten­dances pré ou post structuralistes –, ils sont eux aussi dissé­minés en multiples spécialités, selon des horizons fort diver­gents. Personne ne peut se targuer de ‘dominer’, tant soit peu, l’archipel indéfini de ces spécialités. Ce qui n’est pas forcément mauvais, il va de soi, car c’est ce qui annule le fantasme d’une domination du ‘monde’ par les ‘savants’, s’ils ne se contrôlent pas non plus entre eux. Mais l’éparpillement de ces savoirs est indécent en tant que savoir, justement.
2. Les deux courants dominant l’histoire philosophique du siècle dernier ont leur source chez Frege et Husserl, deux philosophes, logiciens et matheux, pas très éloignés l’un de l’autre, dont le dernier a inau­guré la phénoménologie avec le souci de la fondation des sciences et, sinon de leur unification, tout au moins de leur arti­culation : son dernier grand titre tournait toujours autour de « la crise des sciences européennes ». Or, deuxième scandale, cette phénoménologie qui, une centaine d’années plus tard, se porte plutôt bien - on publie des livres et des revues, on organise des congrès et des colloques, dont fait état un hebdomadaire dans la Toile (Web) qui a de nombreux abonnés -, semble ignorer presque totalement la question qui hantait son fondateur. Vous y chercherez en vain, des articles ou des chapitres de livres concernant les questions des sciences, moins encore celle de leur articulation. De même, du côté de la philosophie des sciences, dans ses dictionnaires, les courants de la phénoménologie actuelle brillent par leur absence. C‘est ce double scandale qui pousse ce manifeste, le rend intempestif.
3. Revenons à la question plutôt insolite du début. Le 20e siècle a été indiscutablement celui d’un renouveau extraordinaire des sciences occidentales : quelles ont été leurs découvertes majeures, au regard des diverses sciences ? Pas tout à fait un ‘top ten’, mais s’il fallait élire dans les cinq principaux domaines – matière et énergie, vie, société, langues, psychisme humain – leur découverte majeure respective, comment procéderait-on ? Il ne faudrait surtout pas demander aux spécialistes, il va de soi, ils tireraient chacun du côté de leur spécialité, avec de très bonnes raisons. De même si l’on faisait des sondages dans le public cultivé ou les administrations universitaires. Est-ce qu’il faudrait que chaque domaine ait son critère à lui ? Déjà il ne serait pas simple de choisir entre la physique de la relativité et la mécanique quantique, tandis qu’il serait plus aisé du côté de la biologie moléculaire, sauf que la neurologie en souffrirait. Mais ensuite, les sciences dites sociales et humaines, comment s’y repérer ? Ont-elles connu des découvertes qu’on puisse mettre à côté de celles que l’on désigne d’habitude par ‘sciences’ sans éprouver le besoin d’ajouter un adjectif ?
4. Et si l’un des critères était celui de l’articulation entre ces domaines, les découvertes majeures étant celles qui la rendrait possible ? Par exemple, la théorie de l’atome et de la molécule, d’une part, la biologie moléculaire, de l’autre, ces deux théories ayant permis de rendre compte, à un niveau microscopique, des deux grands types de ‘matière’ de l’univers, l’inerte et la vivante, et de les articuler.
5. Un autre critère serait une façon de permettre de dépasser le déterminisme (que les scientifiques prisent tant) et le relativisme (qu’ils repoussent). La première question oblige à demander aux scientifiques pourquoi ont-ils besoin, de façon essentielle, d’un laboratoire. Quelles conditions y crée-t-on que ladite réalité n’a point ? Des conditions de détermination ? Qui n’existent donc pas en dehors de ses murs ? Le déterminisme ne serait-il pas dès lors une extrapolation indue ? La deuxième question inquiète la ‘vérité’ de leur travail qui, en tant qu’historiquement situé, n’échappe pas à la relativité : est-on sûr que ce que l’on cherche, ce qui vaut à quelques-uns des prix Nobel enviés, est destiné à devenir une erreur dans quelques générations ? Que les vérités des sciences, celles que Newton a découvertes, par exemple, qui ont triomphé pendant plus de deux siècles, seraient des vérités provisoires, de futures erreurs ? Que l’on n’a pas moyen d’affermir quelques découvertes majeures susceptibles de durer tant que la civilisation actuelle durera ?
6. Voici encore une autre question pas habituelle dans ces domaines : comment est-ce que l’on apprend ? Comment se forme un scientifique ? Comment peut-on comprendre, scientifique et philosophiquement, que quelqu’un soit ‘formé’ à certaines règles, théoriques et pratiques, qu’il doit donc répéter plus ou moins scrupuleusement, et que, d’autre part, son but soit de découvrir du ‘neuf’, en partie, y compris éventuellement par rapport à ces règles théoriques qui le forment ? Il s’agit du paradoxe interne au motif du paradigme proposé par Kuhn, pas seulement entre science normale et crise, mais aussi entre répétition de routine au laboratoire et passion de découvrir. Il demande une théorie de l’apprentissage que l’on voit mal sortir d’une quelconque spécialité scientifique, qui semble demander le concours articulé de divers domaines.
7. Ce qui nous permet d’interroger maintenant du côté phénoménologique. Le type de questions que l’on vient de poser ne semble pas susceptible de réponse à la façon husserlienne de l’enquête réflexive sur la conscience et ses actes, en partant de l’intuition sensible de la perception jusqu’à l’intuition eidétique des essences scientifiques. Si le motif de la réduction semble toujours convenir à l’arsenal scientifique - il correspond pour une bonne part à la bonne vieille définition inventée par l’école socratique de philosophie -, il nous faudra suivre les deux dissidents majeurs de l’approche husserlienne qui ont quitté la « région conscience » du maître, Heidegger et Derrida, et tâcher de trouver chez eux ce qui pourra aider à réélaborer une phénoménologie adéquate aux découvertes scientifiques majeures du siècle écoulé. D’une part, ils ont introduit le langage, le logos, dans le discours phénoménologique (ce langage, venu du dehors, travaille donc la ‘voix’ de la conscience), en rendant aux ‘concepts’ un poids historique que l’idée européenne classique ignorait. Or, celle-ci a été l’une des inventions majeures, cartésienne, du 17e siècle de Galilée et de Newton, précieuse dans la tâche, non seulement de critiquer l’aristotélisme médiéval, mais aussi d’arracher les phénomènes à leur contexte dit réel pour les amener à l’expérimentation au laboratoire. On coupait ainsi le sujet - qui a eu l’idée - de l’objet qu’elle représentait : de l’extérieur des choses (extensio) à l’intérieur de la pensée (cogito). Le langage, l’écriture, les instruments du laboratoire, tout ceci restait en-dehors, secondaire, le reste souvent encore aujourd’hui. C’est ce que la nouvelle phénoménologie doit évaluer, comment cette représentation mentale, critiquée par les philosophes depuis quelques décennies, reste l’obstacle ignoré dans le discours et la pensée des scientifiques. On sera ainsi conduit à mettre en question la notion même de ‘mental’, le ‘mind’ anglo-saxon.
8. D’autre part, Heidegger et Derrida ont élargi les problématiques de la pensée à toute l’histoire de l’Occident, philosophique mais aussi scientifique (et littéraire), ce qui a permis à Derrida de contester le rôle prépondérant du discours philosophique par rapport aux sciences : dès le début, dès Platon et Aristote tout au moins, il a dû subir l’impact (non logocentrique, grammatologique) du jeu des sciences. Le discours philosophique est historique, écrit en langues différentes, dont la traduction entre elles est aussi une question philosophique qui demande le recours aux philologies linguistiques et à l’histoire, sans qu’il puisse contrôler ce recours en dernière instance, comme il le voudrait. Il faut généraliser ceci : c’est la notion husserlienne de phénoménologie en tant que science philosophique rigoureuse qui devrait fonder les autres sciences, selon une position héritée tout au moins de Kant, qu’il faut refuser. Non pas philosophie des sciences, mais philosophie avec les sciences, sans qu’aucune ne soit en position de dernière instance.
9. Il s’agira en effet de faire un pas au-delà de celui de Kuhn, d’aller au-dedans des paradigmes disciplinaires de chaque science pour y discerner l’intromission du discours philosophique classique. Si l’on prend le motif d’épistème de Les Mots et les Choses de Foucault, on peut le distinguer du niveau plus strictement paradigmatique où s’articulent théorie et expérimentation ; ce niveau épistémique serait le niveau qui rassemble théoriquement les fragments d’expérimentation laboratoriale et qui pense leur retour aux phénomènes de ladite réalité, qui deviennent ainsi des phénomènes ‘connus’ scientifiquement. S’il est vrai que toute expérimentation est fragmentaire, c’est justement la reconstitution de leur ensemble qui constitue le geste phénoménologique dans chaque science. C’est ce geste, en grande partie ‘philosophique’, au sens de ce que Althusser, dans une toute autre perspective philosophique, appelait « la philosophie spontanée des savants », c’est dans ce geste qui agit de façon subreptice la représentation mentale, en séparant sujet et objet selon le vieux dualisme de l’âme et du corps, corrélatif de l’opposition intérieur / extérieur ou dedans / dehors, c’est ce geste qu’il s’agira de questionner de façon critique, en recourant à la littérature de divulgation dont on dispose aujourd’hui en langue française.
10. On a ainsi travaillé chacune des six disciplines, les cinq scientifiques et la phénoménologique, pour essayer d’en faire une composition articulée, susceptible en plus d’éclairer notre histoire greco-latino-européenne. Ce qui a été toutefois source de surprises permanentes, c’est comment chaque discipline changeait par l’effet de composition avec les autres et, d’autre part, comment ces changements la laissaient être d’une nouvelle façon qui soulignait les découvertes majeures dont on était parti ; Heidegger et Derrida eux-mêmes exhibaient des dimensions inédites de leurs pensées. Sans prétendre réduire la pensée de ces deux auteurs à ce que j’en ai retenu, j’appelle phénoménologie cette philosophie avec sciences, qui est susceptible, me semble-t-il, de rendre compte, de penser et de connaître, beaucoup des questions qui nous intéressent aujourd’hui, voire qui nous font mal. Mais il faut ajouter que c’est plus difficile que de rester dans sa spécialité.
11. L’astuce réside en restituer à la philosophie l’ampleur qu’elle avait avant la coupure kantienne – qui a rendu l’autonomie aux sciences, les libérant de la métaphysique (ce qui a été un grand bien !), et spécialisé la philosophie dans les tâches gnoséologiques -, l’ astuce de fermer deux siècles plus tard la parenthèse kantienne et de faire profiter à la nouvelle phénoménologie de la dimension philosophique des diverses sciences et de leurs découvertes. Nous en avons grand besoin, et d’abord en songeant aux graves problèmes pédagogiques de notre enseignement, dus en bonne partie au chaos disciplinaire, à la difficulté, pour les jeunes élèves, de lier les diverses choses qu’ils apprennent en de vases compartimentés. C’est un scandale.



Élargir la réduction phénoménologique

Élargir la réduction phénoménologique

12. L’une des possibilités majeures du langage des hu­mains est de permettre de ‘suspendre’ le contexte situationnel du parleur et de l’écouteur (de l’écrivain et du lecteur) en vue de ‘créer’ un événement de parole apportant son contexte avec lui : deux exemples majeurs, je peux raconter un récit du passé ou une fiction sans tenir compte, dans ce récit, de mon ici et maintenant, de même que je peux penser, y compris rêver, sou­haiter, imaginer d’autres possibilités que celles du contexte situationnel où je le fais. Le ‘discursif’ (que Benveniste a distingué du ‘narratif’) permet deux modes des verbes : l’indicatif présent, qui, avec les autres indices de locution (‘je’, ‘tu’, ‘ici’, ‘maintenant’, et d’autres), renvoie à son énonciation, à son contexte, ‘indique’ ce qui est ‘présent’, et le subjonctif, qui renvoie à cette capacité de penser autre chose, en gardant toutefois le support du ‘je’ de l’énonciation (et le rapport au ‘tu’). De même, le récit évoqué peut garder ce support (auto récit, concernant le locuteur), que pourtant structu­rellement il exclut. Quel nom donner à cette possibilité de nos paroles de ‘suspendre’ notre contexte situationnel et de nous ravir ailleurs, absorbés par exemple dans la lecture d’un roman passionnant ? Bifurcation ? En jouant sur deux des sens du mot ‘sens’, on pourrait peut-être en effet parler de bifurcation du sens : celui qui nous oriente dans l’espace, droite, gauche, devant, derrière, haut, bas, celui qui, sens du discours, nous donne une autre possibilité à notre être-là, celle d’être ailleurs, dans un autre là. Bifurcation : à la fois ci-présent et ailleurs.
13. Cette bifurcation se ferait entre notre contexte situationnel, notre ‘ici et maintenant’, et le contexte rapporté par la pa­role ou écrit. Celui-ci a la puissance de nous enlever de celui-là, de nous absorber, de nous bifurquer[1]. On peut présumer qu’il faut d’ordinaire un point de départ dans le contexte situa­tionnel pour qu’il y ait ce report de la bifurcation, quelque chose, événement minime, qui fasse interruption, qui fasse ‘asso­ciation’ entre un élément du contexte et l’enjeu de la parole, dite ou silencieuse : une rencontre avec quelqu’un d’autre, telle chose qui fasse signe à la mémoire, ou tout simplement une association d’idées. Celle-ci est si courante qu’il nous faut admettre que notre état normal soit d’être toujours déjà en bifurca­tion de sens, disons ainsi, entre celui de la situation du contexte et celui du discours[2], de ladite conscience. Prévention d’un ‘accident’, le mot ‘fais attention !’ rappelle avec insistance que c’est au contexte qu’il faut devenir attentif, lorsqu’on est ‘ail­leurs’, dans les nues.
14. Ce que nous appelons philosophie en Occident a démar­ré plus fortement à partir de la littérature dite présocratique par une bifurcation tout à fait exceptionnelle, liée à l’invention de la définition par l’école socratique. Dans Ménon (71c), par exemple, la question de la défi­nition - « que dis-tu que c'est la vertu? » - est po­sée ainsi : « quelques nombreu­ses et diver­ses qu'elles soient, elles ont toutes une certaine forme (qui est) la même (hen ge ti eidos tauton), qui fait qu'elles sont des vertus. C'est sur elle qu'il convient de fixer les yeux pour répondre à la question et montrer en quoi consiste la vertu ». Si l’on admet qu’il y ait une ‘vision’ du comportement vertueux, sa définition consiste à trouver cet eidos tauton, cette 'forme qui est la même' dans tous ces com­portements vertueux ; pour cela il faut les dépouiller de ce qu’Aristote appellera leurs accidents, de ce qu’il y a de particulier dans cha­cun de ces comportements vertueux, et en dégager la « forme (qui est) la même ». Ce qui implique que la définition soit d’elle-même (as­sise sur la) bifurcation : d’une part, on est dans une discus­sion philosophique à deux, tout au moins, donc dans le regis­tre de la parole, d’autre part « il convient de fixer les yeux » sur ces comportements, là où ils sont, dans leurs situations ou contextes. La définition dégage - de ces contextes « sous les yeux » - un eidos, qui est le même dans tous les contextes considérés, mais qui ne peut l’être que parce que dégagé de leurs particu­larités : c’est-à-dire que l’eidos n’est le même que dans la pa­role philosophique[3]. Chacun de ces comportements vertueux peut être raconté dans un récit ou dit dans un discours, les deux tenant au contexte particulier. Par contre, le texte gnoséologique, ce nouveau texte des définitions - des eidê (formes idéales) chez Platon, des ousiai chez Aristote -, rompt avec ces dis­cours du particulier, qu’il qualifie de doxa (opinion, qu’elle soit vraie ou pas). Cette coupure, relevant de la violence de la définition elle-même (la violence pédagogique que nous appelons abs­traction, arrachement), a été instituée : l’Académie, le Lycée, l’école en retrait des opinions de la cité. C’est dire qu’elle implique l’altération de celui qui tient la parole de définition : il « fixe les yeux » sur les choses de la cité et de la nature tout autrement que ceux qui y vivent (voir la description de la pensée du philosophe en tant qu’arrachée au contexte dans Théétète 174-175). C’est cet arrachement - cette abs-traction violente[4] surplombant la bifurcation - qui a été repris par Platon comme séparation entre les Formes idéales célestes, issues des définitions, et les cho­ses définies dans leur contexte terrestre. Les unes, ont été contemplées par l’âme lorsqu’elle était séparée de son corps, avant la naissance, les autres, connues par le biais du corps et de ses organes, sont engendrées et se corrompent comme lui ; cette altération du philo­sophe a été théorisée dans l’immortalité de son âme vertueuse (Phédon). Aristote, par contre, a atténué autant qu’il le pouvait la séparation (son ousia est autant eidos que chose, essence que substance). Mais, grand utilisateur des défini­tions, il a renforcé la coupure institutionnelle entre le Lycée et la cité, entre son texte gnoséologique[5] et les récits et discours de la doxa ; tout en quittant l’immortalité de l’âme, il n’a pas moins gardé l’altération de son regard de philosophe, de plus en plus arraché à la doxa quotidienne, mis hors du jeu.
15. On peut estimer que la réduction d’Husserl a consisté pour l’essentiel dans la reprise du geste de la définition de l’école socratique[6], dans une sorte d’essai de refondation de la phi­losophie par rapport à la tradition scolaire de son époque en tant que doxa[7] académique, disons. En effet, cet essai a eu lieu après la longue histoire de l’institution qu’est l’école, l’histoire des universités médiévales et européennes, surtout après les siè­cles entre le XVIIe et le XIXe et la prolifération inouïe des sciences de tout acabit. Son insistance sur l’intentionnalité essayait de retrouver la bifurcation initiale, si l’on peut dire, en suivant de la perception à l’intuition d’essence : mais en ‘oubliant’ le discours, en privilégiant dans la perception ce qu’il disait ante–prédicatif, il a tâché de revenir à la ‘chose’ pour y suspendre ou réduire son empirisme contextuel, ce qui la lie au monde des autres choses usuelles, pour en tirer, abs-traire, l’eidos ou essence. Réduire la chose apparaissante pour ne retenir que son apparaître phénoménal, structural. Tout en saluant le retour aux choses, c’est cet ‘oubli’ que Heidegger critiquait en Être et Temps, en posant l’humain comme Dasein, être-le-là, extériorité dans le monde[8], c’est cet oubli qu’il visait dans son geste de réclamer l’être au monde avant le discours apophantique (celui de la définition) : ce qui soulignerait comment la réduction répétait la définition déjà et ratait les choses elles-mêmes, prises d’emblée comme des ‘objets’, hors contexte. Le commencement d’Husserl se situait déjà après la coupure (gnoséo­logique, pour les besoins de la connaissance) d’avec le monde quotidien, où tous, les humains, nous nous mouvons. Certes, c’était ce monde, dans sa particularité empirique, qui était réduit mais Heidegger donnait à voir ce qu’Husserl ne semble pas avoir compris: que cette réduction, cherchant à retrouver l’eidos, l’essence des choses auxquelles il invitait à retourner, avait des incidences tout autant sur lui, que la conscience qui réduisait était déjà celle d’un ‘philosophe’, de quelqu’un d’arraché au quotidien, qui était déjà à l’école. En retournant au monde, Heidegger n’est pas toutefois retourné aux discours particuliers de la littérature, dont il s’est pour­tant fort rapproché ; il a sciemment gardé l’allure philosophique de l’école, tout en déplaçant l’empirique du monde à réduire vers l’histoire occidentale de l’être, tâchant d’y réduire le substantialisme de l’aristotélisme médiéval et européen : c’est à détruire, disait-il.
16. L’être chez lui deviendra la différence ontologique d’avec les choses, il retourne au même que Parménide avait formulé comme le-dire-(qui)-pense-l’être. L’être est l’être des choses, du monde, de l’univers, qui n’est donné ni aux yeux ni au toucher : il est dit et pensé par le penseur, le même que son dit, que sa pensée[9]. L’histoire de l’être est ainsi l’histoire des motifs qui, des Grecs aux Européens, l’ont pensé[10]. Il cherchera longtemps à penser cet être qui donne les choses, les étants, avant de parvenir, en 1962, à formuler le motif de l’Ereignis (événement, en allemand) qui leur donne - aux choses qui ‘arrivent’ - et l’être et le temps, tout en effaçant, en retirant sa donation. C’est maintenant d’Héraclite qu’il dépend : « la nature (l’être) aime se cacher ». Cette donation fait être la chose, son retrait la laisse être elle-même, en son être et temps ‘propres’.
17. Derrida continuera sur sa lancée. Il se retrouve de­vant la tâche de penser l’être au monde heideggérien et la précompréhension (les préjugés ou présupposés) que Être et Temps lui avait octroyée : d’où vient-elle (viennent-ils) au Dasein ? Pour le savoir, il reprendra la réduction d’Husserl, en la déplaçant toutefois, lui aussi. Non plus dans la direction de l’être mais de la parole, dont il contestera qu’elle soit postérieure à ladite perception[11]. La réduction chez lui, en traversant une célèbre différence saussurienne entre les sons et les signifiants (seuls ceux-ci appartiennent à la langue), permettra de rendre compte de l’apprentissage de la parole[12], de l’apparaître d’une voix inédite d’enfant : celle-ci n’est possible que par une ‘sus­pension’ des sons empiriques des voix des autres qui ne retient que leurs différences signifiantes (1967a)[13]. Appelons cette nouvelle ré­duction grammatologique[14]. Il faut la complexifier toutefois, de façon à tenir compte de la double articulation du langage (§ 27), ce qu’il fera, implicitement, dans un autre texte de la même épo­que (1967c). Les signifiants écoutés, les mots et les règles des phrases, sont appris et dits par la nouvelle voix comme langue culturelle de la com­munauté dans les rapports aux autres, d’une part, mais en rapport aussi aux usages d’habitation que l’enfant apprend avec le langage. Or, c’est cette langue - qui parle dans sa voix et dont l’enfant est auto affecté, con-scient de soi – qui (précompréhension heideggérienne) le hausse au niveau, disons, du paradigme de ces usa­ges d’habitation (recettes, règles, lois, jeux, rêveries, etc.) : on peut dire qu’il rejoint ainsi la réduction phénoménologi­que d’Husserl[15], mais à la façon d’un nouveau tour ou pli de la réduction grammatolo­gique. Cette double réduction – en double-bind, pour le dire dans sa terminologie postérieure - sera répétée à chaque nouvel apprentissage et de la voix et du phénomène. Si j’ai commencé par proposer une ‘bifurcation du sens’, on voit, maintenant qu’on y revient, qu’elle se donne comme toujours déjà doublement articulée, sans que l’on puisse séparer l’un des ‘sens’ de l’autre, ce que l’on voit ou touche de ce que l’on en pense ou comprend (avec les mêmes mots que les autres).
18. Mais ce mot ‘réduction’, tout en permettant de comprendre autant que possible ce si énigmatique apprentis­sage à partir des autres, peut devenir source de confusion, peut ignorer l’aspect ‘constructif’ du savoir-faire du nouvel humain habitant dans sa tribu. La réduction de l’empiricité des autres, de leur voix et du savoir-faire de maîtres qui s’effacent, est en effet corrélative de la construction ou croissance, du remplissage[16] ‘substantiel’, ‘empirique’, de la voix et savoir-faire de celui qui apprend les usages de chez lui. Ce que chacun de nous sait est la trace de ceux par qui nous l’avons appris


[1] C’est où, me semble-t-il, résiderait la ‘vérité’ de ce qu’on appelle dualisme, voire de ce qu’on appelle idéalisme, dont l’erreur consiste en divi­ser ou séparer la bifurcation entre ‘corps’ et ‘âme’, extensio et cogito, finalement objet et sujet. En Husserl : région nature et région conscience.
[2] Je me restreins ici au discours, mais ce ‘là’ ailleurs peut-être aussi bien de la musique, ou jeu d’images, ou calcul mathématique.
[3] On peut dire que le nom des choses en est l’amorce, car le fait que nombreux chiens de si différentes races soient nommés, dans les discours, par le même nom ‘chien’ implique la suspension des particularités de chacun d’eux, pour n’en retenir qu’un eidos.
[4] Elle n’en est pas complète, tant que l’on garde à l’école les mots de la cité. Elle le deviendra avec la traduction en latin par des mots étrangers au quotidien.
[5] Sans les temps ni les modes des verbes, que des copules. À base de définitions d’essences intemporelles et de l’ar­gu­mentation conséquente, il ne dialogue plus et devient de plus en plus incompréhensible pour les non-initiés.
[6] Pour être plus précis, la réduction serait une classe d’opérations de pensée dont la dénomination, la définition, l’epoché et les diverses réductions scientifiques dont il sera question plus loin (§ 87) seraient des espèces.
[7] Sa thèse de la position naturelle du monde, à suspendre par l’épochê, correspondrait à la doxa des Grecs. La pensée s’est ‘naturalisée’ à l’école, il faut refaire une nouvelle ‘séparation’ au dedans de la vieille séparation, un nouveau paradigme, une nouvelle manière de ‘faire’ la séparation–définition : « avec une attitude toute différente », disait-il au début des Ideen.
[8] En critiquant Husserl, le vieux Heidegger a dit que la conscience est close, on ne s’en sort pas ; il a ajouté paradoxalement que son Dasein était ‘proche’ des monades leibniziennes, car il n’avait pas non plus de fenêtres.
[9] Chez les Européens, la coupure cartésienne séparera la pensée (le sujet) et l’être (objet), fera du dire un instrument subordonné.
[10] Cette historicité des motifs philosophiques, que l’on trouve chez Nietzsche et est reprise par la grammatologie de Derrida, est l’un des points décisifs du tournant heideggérien. Il faut en tenir compte pour bien évaluer le paradigme kuhnien, quoi qu’il en soit de son explicitation par Kuhn lui-même (par exemple, c’est la condition de son propos, qui a choqué beaucoup, sur le regard et sa dépendance de ce qui le dirige, mémoire ou paradigme, de ce que l’on a appris). * attention
[11] Il dira même que ce qu’on appelle la perception n’existe pas.
[12] C’est-à-dire que la conscience ne peut pas ‘toute seule’ faire et garantir la réduction. Que Derrida trouve des différences–répétitions et leur espacement–temporalisation comme ‘résultat’ de la réduction implique que, au lieu d’un Wesenverhalte (état d’essences) husserlien, ce ‘résultat’ soit d’emblée structurel et temporel.
[13] Ces différences, venues des autres s’inscrire chez l’enfant, sont spatialisées et temporalisées : c’est ce que Derrida dit différance. Le verbe ‘différer’ dit les différences spatiales et l’ajournement temporel. L’a ajouté à différence y introduit ce sens temporel du verbe que le substantif ignore.
[14] De ‘gramma’, écriture en grec, inscription. Ce sont ces différences signifiantes qui s’inscrivent dans les ouïes-cerveau-gorge de l’enfant.
[15] Puisque l’apprentissage et des mots et des gestes des usages et de leurs rapports mutuels se fait par réduction phénoménologique, les mots supposant toutefois aussi la réduction grammatologique. C’est cet apprentissage qui amène le fils de la femme et de l’homme au ‘monde’, en fait un ‘être au monde’ de sa tribu.
[16] C’est peut-être l’antonyme de réduction, ce que Husserl chercherait à saisir par sa notion de ‘constitution’. C’est ce que j’appellerai plus loin ré(pro)duction.

Le jeu : règles et aléatoire

Le jeu : règles et aléatoire

19. « Le jeu des sciences », titre de l’essai qui se manifeste ici, accole ‘jeu’ et ‘sciences’ d’une façon qui pourra surprendre. La question que ce titre pose est celle du statut des règles que les scientifiques découvrent dans les phénomènes qu’ils étudient. Règles, lois, thèses, théories, tout le jargon scientifique va contre cette frivolité enfantine que le mot ‘jeu’ évoque tout de suite. Qu'est-ce qu'un jeu? De football, par exemple, que le vieux Heidegger aimait. D’une part, chaque match est un événe­ment, puisque l'aléatoire y est es­sentiel, mais il a des règles pré-établies, faites de façon à ren­dre possi­bles des mat­chs pas­sionnants entre deux équipes de niveau comparable, per­mettant des championnats, des joueurs professionnels, des en­traîneurs (donc un autre type de règles, celles des straté­gies), des jour­naux, et ainsi de suite. Tout ce monde tourne autour des matchs, de leurs règles conçues en vue de l'aléatoire des compé­titions. Par exem­ple, que l'un des joueurs ait droit à jouer avec ses mains dans l'aire du but empê­che qu'il y ait trop de buts (comme il y en a au basket-ball), de même que la règle du off-side, tandis que les penalties, par con­tre, évitent qu'il n'y en ait trop peu, etc. Ces règles ne se retrou­vent pas telles quelles dans d'au­tres sports au ballon, elles sont immanentes au jeu lui-même. Sans doute, le football suppose des lois physico-chimiques, bio­logiques, sociologiques, psychologiques, mais jus­tement de même que tous les autres sports; c’est-à-dire qu'au­cun d'eux n'est dé­terminé par ces lois: le jeu est immotivé par rapport à toutes ces lois. Ni le physi­cien ni le bio­logiste ni l'anthropo­logue ne peu­vent dé­duire les règles d'un jeu à partir des lois de leurs scien­ces[1], car il n'a d'autre raison que celle qui est im­manente au jeu lui-même. Que l’en­semble soit immotivé, il suffit de comparer avec d'autres jeux, soit sportifs à ballon (hand-ball) ou pas (athlétisme, ral­lyes), soit de cartes (bridge) ou les échecs, qui tous ont les mê­mes ca­ractéristiques: des espaces-temps conçus selon des rè­gles ren­dant possibles des matchs es­sentiellement aléatoi­res, pou­vant donc pas­sionner et les joueurs et les specta­teurs éventuels. Tou­tefois les sports sont tous diffé­rents en­tre eux, ils sont or­ganisés stable­ment dans leur durée. L’unité indissociable des rè­gles et de l’aléa­toire, du hasard et de la né­cessité, voilà l’essence du jeu, selon Derrida. Or, ce que le mot ‘football’ désigne n’est pas une chose, il n’est rien, ce n’est pas les matchs ni les joueurs qu’il ‘donne’ tout en dissimulant cette do­nation: le ‘football’ est un Ereignis, celui-ci relève du jeu.
20. Pas assez digne des sciences, cet exemple ? Prenons en un qui en relève très nettement, celui d’une voiture. Posons une question simpliste : est-ce qu’une voiture est déterministe, telle que l’on vient de voir que les jeux ne le sont pas ? D’une part, il le semble, puisque elle est réglée jusqu’à la minutie, théorique et expérimen­tale, se­lon les lois de plusieurs régions de la Physique (mécanique, aéro­dyna­mique, électricité, thermodynamique, etc.) et de la Chimie (carburants, huiles, caoutchouc, etc.). Mais d’autre part, le but de ces règles concerne la production d’un travail qui est essentiellement aléatoire. En effet, une voiture ne sert qu’à la condi­tion d’être commandée par les exi­gences du trafic, de la circulation sur les routes : rouler plus vite ou plus lente­ment, freiner ou reculer, tourner à droite ou à gau­che, etc., à cha­que instant pouvant se présenter une situation deman­dant l’alté­ration de la conduite suivie en ce moment. On retrouve donc, comme dans le jeu, les règles et l’aléa­toire, celui-ci étant autant celui du destin du conducteur que celui des autres voitures qui circulent dans les environs.
21. Or, cette loi du trafic, essentiellement aléatoire et concernant une multitude, commande la construction de la voiture en tous ses détails mécaniques, jusqu’à ceux qui ne visent que le confort. Sauf sur un point: l’explosion de l’essence qui donne le mouvement, le moteur dans ses cylindres, obéit à son tour à une loi thermodynamique des gaz, qui est totalement incompatible avec la loi du trafic: on ne saurait se balader sur la route en train de provoquer des explosions d’essence. La voiture auto­mobile - après la machine à vapeur de J. Watt - est la décou­verte fabuleuse de la façon de rendre indissociables deux lois inconciliables, celle de la thermodyna­mique avec celle du trafic: il faut que le moteur soit retiré (motif heideggérien, en oblique), fermé hermétiquement, blindé, forte­ment répétitif, puisqu’il ne fait que faire tourner un arbre, tandis que le reste de la voiture, disons son appareil, est pensé en vue des manœuvres de circulation et adéquation au trafic dont on a parlé. Voici ce qui illustre le motif derri­dien de la différance entre deux forces antagonistes, du ‘double bind’ entre deux lois inconciliables : ce sera l’un des critères de description phénoménologique des domaines des diverses sciences.


[1] Si c'était cela le rêve du physicalisme, autant en dire que c'est une bêti­se.

Les mammifères et les langues humaines

Les mammifères et les langues humaines

22. Venons-en à un autre critère que l’exemple de la machine ne peut pas illustrer, car il touche aux phénomènes de donation concernant les vivants, que l’on ne retrouve que dans quatre domaines scientifiques, à l’exclusion de la physique et de la chimie. Et il est si important que, à lui seul, il justifie que ces deux sciences n’aient pas ici la place prépondérante qui était la leur en philosophie des sciences. Il faudra en effet, en ce qui les concerne, ‘adapter’ à la phénoménalité de leurs inertes et aux champs respectifs les découvertes des autres cinq domaines de la nouvelle phénoménologie.
23. Tâchons d’articuler les découvertes biologiques de la génétique et de la neurologie. Soit une espèce de mammifères qui, donnée par la nature, se reproduit. Le couple d’une femelle et d’un mâle doit engendrer des doubles, mâles et femelles, qui d’une part soient les mêmes (de la même espèce) et qui d’autre part ne soient pas identiques (ce sont d’autres individus). Pour qu’ils se reproduisent, ces individus doivent habiter un territoire écologi­que propice à leur nourriture et à leur sécurité. Pour ces deux types de reproduction, de l’espèce et de l’individu, la nature joue de la même manière, nous a appris la biologie moléculaire: la mêmeté de l’espèce et de l’ensemble organisé des comportements des individus est assurée par le même programme génétique. Celui-ci toutefois - contre ce qu’il semble que beaucoup de généticiens pensent, à croire en leurs déclarations dans les journaux - ne peut pas déterminer ces comportements de forme stricte, puisque chaque individu devra agir en fonction de l’aléatoire des proies à pren­dre, des fuites pour ne pas devenir la proie d’autres, etc. : on retrouve l’aléatoire comme dans le cas du trafic automobile. Sauf qu’ici c’est plus compliqué : la mê­meté doit jouer essentiellement sur la possibilité de l’alté­ration due à l’autre que l’on mange et à l’environnement en général, mais sans perdre la mêmeté de l’espèce; pour cela, il faut que le pro­gramme génétique puisse, à la fois, régler le jeu chimique du métabolisme de sa cellule[1] et empêcher ses molécules d’être altérées chimiquement: il faut qu’il reste retiré (en langage heideggérien) dans le noyau, ce qui est le ré­sultat de cet admirable mécanisme de la duplication d’un seg­ment de l’ADN en ARN messager, qui opère la synthèse chimi­que de la protéine requise et se dégrade ensuite (Monod et Jacob), l’ADN restant gardé comme le même en vue de la prochaine fois. Il doit en outre contenir en lui toutes les règles nécessaires aux synthèses de protéines dans chacun des 200 types de tissus cellulaires d’un mammifère, selon l’aléatoire aussi de la nourriture qui arrive à la cellule et les teneurs du sang, sur l’équi­libre duquel le jeu hormonal veille
24. Un trajet rapide par l’anatomie de notre mammifère montrerait aisément comment elle est orientée pour assurer le métabolisme de toutes et de chacune de ses cellules : la circulation du sang y apporte l’oxygène et les nutriments, tandis que les appareils digestif et respiratoire se chargent d’alimenter le sang; les muscles et les pattes, le cerveau et ses organes de perception, doivent agir sur le territoire pour trouver de quoi manger, boire, respirer. Comment y arrive-t-il ? Il doit être aiguillonné par le jeu hormonal qui, attentif à l’équilibre homéostatique du sang entre deux seuils[2], doit l’as­surer, actionné par voie génétique. Si le sang manque de nutriments, le paleocortex secrète des hormones de la faim qui meuvent le système de la mobilité que le néocortex gouverne. Or, il ne pourra chasser ni fuir à un éventuel prédateur sans que quelque chose de ce territoire ne soit inscrit durablement dans les synapses de son cerveau, selon les graphes du neurologiste J.-P. Chan­geux. Ces graphes, de leur côté, sont eux aussi réglés pour que des actions aléatoires deviennent pos­sibles, des comportements réglés à par­tir des organes de per­cep­tion jusqu’aux muscles de la motilité, après avoir traversé le double cerveau, le paléo-cortex émotionnel hérité des poissons et reptiles et le néo-cortex des oiseaux et des mammifères, plus développé chez nous, les humains. Tout cela implique donc chez les mammifères un certain apprentissage et la mémoire respective. Ce qui a comme conséquence que rien de ce qui, dans un com­portement, implique une quelconque connaissance du territoire écologique et de ses situations aléatoires (de chasse et autres) ne peut être strictement déterminé génétiquement. Dans le cas des humains, les règles de ces comporte­ments sont les usages sociaux (qui devront être l’objet des sciences des sociétés), plus généraux ou plus spécialisés selon, qui sont inscrits en nos cerveaux de façon à ce que nous soyons plus ou moins habiles dans leur effectuation, de façon à ce que nos comportements se fassent spontanément, à partir du de­dans, en tant que nôtres, malgré leur origine au-dehors, appris. Soit un exemple bête de cette non-détermination génétique : si j’ai faim, il s’agit d’un effet génétique au vu du taux de nutriments de mon sang, mais si je dois manger un sandwich, frire des œufs ou aller au restaurant, c’est une décision qui n’a plus rien de génétique.
25. De même, le lion affamé ne se rassasie que s’il a la chance de trouver une proie et que celle-ci n’ait pas, à son tour, la chance de lui échapper. C’est pourquoi, dans l’évolution des vertébrés, l’olfaction (jouant chimi­quement, à la façon des hormones) a dû céder le pas stratégique à la vision, au­dition et tact et aux apprentissages respectifs : c’est dire que le jeu chimique de type hormonal, moteur des comportements (la faim, par exemple), est lui aussi de plus en plus retiré du territoire, au fur et à mesure du développe­ment du néo-cortex. Retirés donc du territoire, les gènes et les hormones sont aveugles par rapport à lui (comme le cylindre de l’automobile par rapport au trafic), ne peuvent donc déterminer aucun des comportements, quoique ce soit le jeu génétique sur les hormones qui en reste le ‘moteur’.
26. On arrive ainsi aux deux lois indissociables et inconciliables des espèces animales. L’une est l’autonomie de chaque individu, réglée à par­tir des retraits de ses gènes et de son jeu hormonal, qui ne cherche que sa propre reproduction[3], sa vie, l’ajournement de sa mort, étant pour cela obligé de manger d’autres vivants, végétaux ou animaux; l’autre loi, c’est la loi de l’ensemble de tous les autres animaux qui cherchent le même, puisque aucun ne survit sans le sacrifice d’autres vivants: c’est la loi de la vie, la loi de la jungle. Ce qui est fort étonnant, c’est que cette loi - inconciliable avec celle de l’autoreproduction de tout un chacun qui en fait partie (toutefois, elles sont indissociables) - soit efficace, que son efficacité soit le secret ultime de l’évo­lution, de ce que Darwin a appelé sélection naturelle[4]. En effet, de même que la loi du trafic commande l’ingénierie d’une voiture, de même l’anatomie de chaque espèce est com­mandée par la loi de la jungle, anatomie très précisément adéquate à la meil­leure façon de chasser et de ne pas être chassé: autant de mil­lions d’espèces, quelle panoplie immense d’astuces si différentes, éventail inépuisable des arts de capturer et de s’en défendre, poisons, griffes, mandibules et fortes dents, trompe et cornes, fards et toiles d’araignée, refuge dans des terriers ou en grimpant aux ar­bres, jusqu’aux ailes pour s’envoler. Le jeu de l’altération, autant dans la sexualité que dans la nourriture, est ainsi structurel à la reproduction du même, c’est ce qui n’existe pas dans la machine : ce que je mange, c’est l’autre vivant (animal ou végétal) qui devient moi-même; ceci étant vrai dès la première cellule, chaque animal est ‘fait’, substantiellement si l’on veut, dans chacune de ses cellules et molécules, d’autres vivants d’autres espèces. Étonnante loi de l’alimentationnalité.
27. C’est pareil en ce qui concerne mes usa­ges, que j’apprends d’autrui et qui deviennent mes usages à moi, de façon telle que sans eux je ne suis personne, même pas ‘moi’ : le processus de l’apprentissage, par exemple de la façon de conduire une voiture, ‘fabrique’ son usager, lui accordant la spontanéité d’un talent singulier. Le langage en est un autre. De ce mé­canisme rappelons com­ment la linguistique d’inspiration saus­surienne a mis en lumière la double articulation des langues humaines (A. Martinet) : les mots sont d’une part constitués de phonèmes (ou lettres), d’autre part ils s’articulent en phrases. Eh bien, qu’est-ce qui y est retiré? Les cris élémentaires des hominidés nos ancêtres, changés en phonèmes, c’est à dire en sons sans signification, qui ne sont l’image de rien, ne voulant rien dire (à l’instar des lettres), retirés donc du champ de la communication et de l’échange directs : à partir d’eux, les lan­gues forment des milliers de mots avec lesquels on peut communiquer, en les enchaînant en phrases très ré­glées, selon des règles syntactico-sémantiques (M. Gross) auxquelles personne n’échappe, qui s’exercent en nous spontanément sans que l’on sache comment, selon des règles qui sont les mêmes chez tous les par­leurs d’une même langue (c’est cet automatisme que l’on perd quand il y a ablation de l’aire corticale de Broca). Ces phrases, enchaînées à leur tour en discours, permettent aussi que le sens des mots les plus fré­quents connaisse une variabilité polysémique relative et réglée et augmente ainsi l’éventail des possibilités de dire. Cette double articulation, Martinet l’a montré il y a plus de 50 ans, est corrélative, d’une part de l’économie physiologique de notre phonation, qui n’arrive à articuler de fa­çon distinctive que quelques dizaines de sons simples (à l’instar des touches de nos claviers), d’autre part de notre capacité de mémoire cérébrale verbale, puisqu’on dit que nous n’utilisons que 3 à 5 mille mots, tout en arrivant à en reconnaître quelque 30 mille. Comment donc marche ce lan­gage ainsi adéquat à notre anatomie? De façon telle que, d’une part, les mots et les autres règles de la langue sont communs à tous, ils nous viennent des autres, et l’on peut ainsi s’entendre, d’au­tre part que ces phrases intégralement réglées sortent chez nous très spontanément (sans qu’on y songe, sans qu’on puisse songer à toutes les règles qui s’y jouent), rarement on bégaie pour cher­cher un mot précis, et de façon tout à fait adéquate à la situation aléatoire de conversation ou autre dans laquelle on parle. En ef­fet, une conversation - où chacun prend le fil de ce qu’il vient d’écouter pour lui ajouter quelque chose d’autre, en accord ou en contradiction - n’a de sens que parce chacun des interlocuteurs est plus ou moins surpris par ce que l’autre dit, ne sait pas d’avance ce qu’il va répondre, doit donc être capable d’improvi­ser selon le fil aléatoire de la conversation, mais en suivant les règles de la langue, communes à tous. Tout comme une voitu­re dans le trafic de la route. Il faut s’arrêter un peu et songer à cette chose extraordinaire : nous pensons spontanément avec les mots des autres, les mots de tout le monde. C’est l’une des plus grandes questions de la pensée occidentale, jamais bien posée, qui a connu, depuis Platon - sa réminiscence (Ménon) et sa maïeutique (Théétète) -, les réponses les plus diverses[5]. Et pour cause. Il y a ici aussi deux lois inconciliables qui se jouent indissociablement: celle du sens commun, que tous partagent, d’une part, dans le commerce ou trafic de ladite communication, celle de la pulsion à parler singulièrement de tout un chacun, à nous faire remarquer par un dit inédit, qui mènerait à la folie s’il n’y avait pas la contrainte, dès l’enfance, à se conformer à la perti­nence de ce sens commun, à dissimuler ce qui lui monte spontanément à la tête (Flahault, § 63) et qui, si elle était en contradiction avec la loi de tous, pourrait lui valoir la réputation d’être stupide, voire fou, et d’être donc marginalisé sociale­ment. Dans nos rêves, par contre, la folie triomphe souvent.
28. Ces mécanismes d’autonomie ne fonctionneraient pas de façon autonome, justement, s’il n’y avait pas un autre type de re­trait que celui du ‘moteur’: le retrait de ceux qui donnent le mé­canisme lui-même, ses règles égales à celles de tous les individus, de l’espèce ou de la langue. La mère d’un mammi­fère humain qui le porte dans son ventre (le père s’étant retiré tout de suite après la copule) se retire de façon progressive: grossesse et ac­couchement, retrait mais avec alimentation au sein, sevra­ge, un autre retrait, apprentis­sages des gestes de voir et manipuler, de la marche, de la parole, et ainsi de suite, jusqu’à ce que, adul­te, il quitte la maison parentale. Ce retrait des parents se manifeste de façon éclatante à leur mort, les enfants y restent autonomes sans eux : autant pour l’ADN réglant leur nourriture et croissance que pour l’u­sage de la parole. Les poètes eux-mêmes ne disposent pour faire un poème que des mots des autres (Ma­nuel Gusmão) : le langage est ce méca­nisme fa­buleux venu tota­lement du dehors, d’une très ancestrale tradi­tion, qui - énigme des énigmes - rend possible le talent sin­gulier d’un Borges, d’un Char, d’un Dostoiewski ; les traces des autres, de ceux dont nous avons appris tel ou tel mot, tel ou tel savoir, il faut qu’ils soient absolument effacés pour que ces traces parlent en nous notre parole autonome. Si l’on écoutait les autres dans ces traces (à la manière dont en rêve ils s’y mon­trent parfois), si on écoutait nos maîtres nous dicter à l’oreille ce qu’il fallait dire en telle ou telle situation, on serait des hallucinés, des fous.
29. Puisque la loi est hétéronome, donnée par d’autres, cette donation doit s’effacer absolument. On dira que ce sont des mécanismes d’autono­mie à hétéronomie effacée. C’est vrai autant de la nourriture qui nous est donnée tous les jours pour de­venir notre substan­ce vitale, que de tout ce que l’on apprend au long de notre vie: tout en sachant peut-être où l’on a appris ceci ou cela, quand nous utilisons notre savoir en parlant ou en écrivant, le souvenir de cette donation est ab­solument effacé. Et c’est cet effacement absolu qui explique sans doute qu’il soit passé, sem­ble-t-il encore de nos jours, inaperçu des savants des divers dis­ciplines qui s’en occupent. Heidegger lui-même, dont la pensée sur l’Être et l’Ereignis permet d’éclairer cela d’une fa­çon fort étonnante, ne semble pas s’être avisé de toute la portée de son travail au niveau des vivants aussi.


[1] Variable selon les tissus spécialisés et l’aléatoire de ce que l’on a mangé, des teneurs atmosphériques, les besoins de la cellule en molécules usées, etc.
[2] Tension, température, pH, teneur en oxygène et autres molécules essentielles, etc.
[3] Et celle de l’espèce aux époques du rut.
[4] Celle-ci n’est pas un ‘mécanisme’, comme on dit souvent, mais une ‘loi’ de l’évolution.
[5] C’est une longue histoire. En ce qui nous concerne, les classiques européens du 17e siècle, à la suite d’Occam, se sont occupés de ‘pensée’, en laissant le langage au rang instrumental de son ‘expression’, de l’intérieur vers l’extérieur. C’est le logocentrisme typique que Derrida a déconstruit.

Un exemple d’obstacle épistémologique

Un exemple d’obstacle épistémologique

30. J’aimerais bien savoir si la lecture des paragraphes précédents a apporté quelque nouvelle compréhension au lecteur informé en ce qui concerne la biologie ou la linguistique. La façon dont ils exposent une esquisse phénoménologique, je ne l’ai trouvée dans aucun des livres de spécialistes qui m’ont enseigné ce que je peux savoir les concernant[1]. Si mon propos se révèle éclairant au niveau de la divulgation, il doit y avoir quelque part un obstacle du côté des scientifiques, il ne peut qu’être d’ordre épistémologique ou philosophique, que relever du niveau où cet essai se situe. En effet, si cette proposition de philosophie avec sciences a quelque justesse, on y reviendra, les sciences, filles rebelles de la philosophie, doivent avoir gardé en elles - à leur insu, en retrait - quelque chose de leur mère. L’ayant contacté par courriel après son passage au Portugal, la réplique d’Edgar Morin à mon projet m’a beaucoup éclairé : « il y a disjonction complète entre philosophie et sciences ». Il est à croire que ce soit une vision des choses, plutôt positiviste, très partagée par les scientifiques. Il me faut donc insister : je n’ai aucunement la prétention d’enseigner à personne quoi que ce soit de scientifique, tout ce que j’en raconte je l’ai appris chez eux. J’aurai par contre la prétention d’enseigner, aux scientifiques y compris, quelque philosophie qui pourrait leur être utile.
31. Reprenons donc l’exemple de la biologie. La grande découverte de la biologie moléculaire, quand on la compare avec les autres domaines scientifiques retenus ici, c’est le retrait strict de l’ADN dans le noyau de la cellule. Pourquoi ce retrait ? La réponse est obvie : il faut qu’il soit le même dans toutes les cellules (quitte à ce que beaucoup de gènes soient inhibés, selon les spécialisations des tissus respectifs), qu’il ne soit pas altéré, l’épargner donc du métabolisme chimique. Au niveau de celui-ci, seul l’ARN messager est utilisé et se dégrade ensuite. C’est de cette dégradation que l’ADN est retiré. Ceci implique deux conséquences : d’une part, que le véritable ‘moteur’ des synthèses des protéines soit ce que le remarquable biologiste italien Marcello Barbieri appelle le ribotype, les diverses molécules ribonucléiques du cytoplasme, qui doivent recourir à l’ADN à un moment donné, sans que ce soit celui-ci à en prendre l’initiative (il faut les mécanismes de ce qu’on appelle « régulation de l’expression génétique »). Il ne faut donc pas faire de l’ADN le déterminant de toutes sortes de choses qui arrivent dans le fonctionnement de l’organisme (dans le phénotype, en jargon ancien que Barbieri reprend). C’est là, me semble-t-il, que les biologistes sont pris au piège d’une causalité mécanique d’origine philosophique (et physique). La deuxième conséquence : le rôle de l’ADN et de l’ensemble du ribotype se limite au métabolisme[2], à ce qui se passe à l’intérieur de la membrane cellulaire (et ses environs aqueux) ; au-dessus, ce sont les organes de l’organisme (selon deux grands systèmes : nourriture et motilité, le cerveau réglant et articulant les deux en un double système[3]) qui se chargent des diverses fonctions de celui-ci, qui reviennent en fin de compte à la nourriture des cellules. C’est-à-dire que la logique des animaux revient à ceci : au début de la vie, les cellules toutes seules ou en colonies se révélaient très fragiles face à un environnement à fortes variations, l’évolution a consisté en leur jonction selon des spécialisations afin que, organisées, elles puissent mieux se nourrir, laisser la mer vers la terre et les airs, etc.[4] Où sera donc l’obstacle épistémologique ? Il me semble que c’est une sorte de vision ‘anthropomorphique’ des animaux qui les opposent, comme des ‘sujets’, au monde extérieur, des sujets qui ont en eux leur dynamique, que le regretté F. Varela dira auto poétique ; à l’inverse des machines, ils se feraient eux-mêmes. Comme si la nourriture était une fonction du sujet qui se nourrit (à l’instar de notre façon ‘civilisée’ de nous mettre à table). Il semble que l’on rate ainsi la loi de la jungle (§ 26) qui dépend de ce que l’on peut appeler le principe de conservation des molécules de carbone. Celles-ci n’étant pas infinies, chaque organisme doit aller les chercher où elles sont : les plantes à l’atmosphère, les herbivores aux plantes, les carnivores aux autres animaux. Pas d’auto fabrication donc, mais une scène de la vie qui fabrique ses vivants selon une loi générale de laquelle chacun dépend essentiellement et à laquelle il doit échapper de son mieux[5]. La biologie moléculaire, Barbieri le signale, a imité les philosophes des idées qui ont placé le langage en position secondaire, instrumentale[6] : ce furent les ribonucléiques qui ont été instrumentalisés.


[1] Avec des différences sans doute : ma formation de base est d’ingénieur civil et ensuite j’ai obtenu une licence en théologie à Paris ; en ce qui concerne les autres sciences, j’ai soutenu une thèse de doctorat sur l’épistémologie de la sémantique saussurienne, tandis que je ne connais la biologie, l’anthropologie et la psychanalyse que par des lectures de curieux. Remarquable, aucun des livres de divulgation biologique que j’ai lus ne fait de référence significative à l’anatomie, comme si celle-ci ne comptait pas pour la biologie moléculaire ; mon évocation des §§ 23-24 n’aurait été possible sans la Biologie des passions de J.-D. Vincent.
[2] Sauf en des cas spéciaux, les cellules des glandes qui produisent des hormones, par exemple.
[3] Voici une loi qui se répètera dans d’autres domaines : il ne s’agit pas de deux systèmes articulés, mais toujours d’une double articulation. C’est où Prigogine devient important : une scène donnée, quand elle est pléthorique, dédouble une autre scène qui résout, selon d’autres lois, le chaos qui l’a rendue nécessaire.
[4] Ledit ‘milieu intérieur’ (Claude Bernard), sang et limphe, de même que la sève des plantes et le liquide amniotique de l’œuf et du fœtus, relèvent de la nécessité structurelle de la ‘mer’ comme environnement des cellules.
[5] De même, pour les voitures : la loi du trafic (de la scène) est d’abord, on ne fait pas de routes ni des usines ni des pompes à essence, etc., pour ‘une’ voiture, mais pour des milliers. Mais chacun de nous ‘pense’ à sa voiture, conduit sa voiture vers son but en échappant aux autres.
[6] C’est parce que la grande découverte de Saussure, « dans la langue il n’y a que des différences », a permis aux linguistes de se libérer en partie de cet obstacle, que cette science a connu dans le structuralisme le rôle de phare des autres sciences sociales.

Les découvertes scientifiques majeures du XXe siècle

Les découvertes scientifiques majeures du XXe siècle

32. Il est maintenant plus aisé de dire quelles sont, du point de vue phénoménologique proposé ici, les principales découvertes scientifiques du 20e siècle, celles qui ont révolutionné les domaines respectifs. Ces domaines sont des champs de ‘phénomènes’ (ce mot grec qui dit ce qui se manifeste, apparaît). Champs et phénomènes étaient déjà plus ou moins bien délimités, on s’y affairait depuis longtemps. La nouveauté - indépendants les uns des autres, sauf en ce qui concerne Lévi-Strauss - a consisté dans la découverte de ce que l’on pourrait dire des non-phénomènes : retirés, retranchés de la phénoménalité et la rendant possible. D’abord, le noyau des atomes, dont les protons et les neutrons sont retirés par des fortes forces nucléaires du champ de la gravitation et de celui des transformations chimiques (dont physique et chimie respectivement s’occupent) : ces noyaux rendent possibles et les molécules et les graves. Deuxièmement, l’ADN retiré dans le noyau dont on vient de parler, rapporté au sang qui vient nourrir chaque cellule. Troisièmement, on en a déjà parlé aussi, les phonèmes (ou lettres) du langage, rendant possibles les mots et les phrases inépuisables de nos conversations et textes, justement parce qu’il sont retirés du champ de la signification. On les contrastera bientôt avec ses parents proches, l’écriture mathématique, les musiques et les images. Quatrièmement, la psychanalyse, dont on doit renoncer ici à justifier la scientificité retorse, traverse, a d’emblée diagnostiqué le domaine retranché, le refoulement des pulsions sexuelles et agressives concernant la parenté proche, comme condition des ‘rapports psychologiques’, oscillant entre amour et rivalité, avec autrui. Cinquièmement, la découverte par Lévi-Strauss de la corrélation entre l’interdit de l’inceste - le retrait des rapports sexuels de consanguinité, universel à toutes les sociétés humaines - et la structuration exogamique de la société selon son système de parenté, dont il a déchiffré la logique non consciente ; elle est, me semble-t-il, non pas la première, loin de là[1], mais la pierre décisive de la scientificité dans le domaine des sociétés : elle éclaire de façon lumineuse le noyau social qui tisse toute société humaine, quelles que soient les complications postérieures, dues aux inventions techniques et aux écritures[2].
33. Tel fut le schéma primitif de cette phénoménologie, compris vers le milieu des années 80, où le motif décisif était celui du double bind que Derrida avait emprunté à G. Bateson : un ‘double lien’ qui ne comprenait pas encore l’existence de deux lois indissociables et inconciliables, pas même celui de retrait. En effet, celui-ci n’est que l’une des trois formes de retrait que je suis arrivé à diagnostiquer plus tard, que j’ai appelé retrait strict, celui qui retranche quelque chose qui faisait partie de la scène précédente chaotique. Devenu plus complexe, on le verra plus loin, notamment avec la découverte de deux autres types de retrait corrélatifs du premier[3], ce schéma s’est étendu, à l’épreuve de l’écriture, à des stades intermédiaires, soit de l’évolution biologique, soit de l’histoire des humains.
34. Pour ce qui est de l’obstacle épistémologique qui me semble empêcher les scientifiques de mieux nouer l’ensemble de leurs domaines et de les articuler aux autres voisins, on peut dire qu’il a le même profil en ce qui concerne les sciences des vivants, de leurs langues, sociétés et ‘psychismes’. Il s’agit de la séparation dualiste, même atténuée, de l’opposition entre sujet et objet, que chez les biologistes est transposée aussi aux animaux. Disons que vaut ici le pas de Heidegger en rupture d’avec Husserl, proposant en 1927 que les humains sont des ‘êtres au monde’, qu’ils sont à l’extérieur d’eux-mêmes ; mais il faut pousser plus loin ce propos étonnant, il faut dire qu’ils se reçoivent de l’extérieur, que, à l’instar des autres mammifères, ils sont eux aussi structurés à partir de la scène et en mesure de pouvoir circuler dans la scène, en éviter les obstacles et survivre. C’est-à-dire que la différence entre moi et le monde qui m’est extérieur n’est pas originaire mais construite, d’une façon que la psychanalyse permet de cerner, dans la mesure où elle raconte comment le ‘moi’ est dégagé du dual imaginaire d’avec sa mère par le refoulement, en venant à s’opposer à l’autre dont il subit la loi, à apprendre et à soigner son ‘intériorité’[4]. On reviendra dans les paragraphes suivants sur cet obstacle en sciences des sociétés, en linguistique et en neurologie.
35. En ce qui concerne la physique, la question est plus délicate, le risque est plus grand que l’apprenti de phénoménologie se trompe. Ce qui me gêne dans le discours physicien, c’est l’expression de ‘monde quantique’ ou ‘monde des particules’, voire qu’on en parle comme s’il s’agissait de ce que nous appelons ‘la matière’[5]. Or, il me semble qu’il s’agit toujours de choses fabriquées en laboratoires et autres grands accélérateurs, à existence très fugitive[6], donc incapables de la stabilité que nous attribuons aux mots ‘monde’ et ‘matière’. Ce que la théorie de l’atome et de la molécule et des graves inertes nous apprend, c’est qu’ils tiennent par des forces attractives qui attirent : soit des protons et neutrons, dans le cas des noyaux et des leurs forces nucléaires proprement dites ; soit des protons et des électrons dans le cas des atomes, d’une part, des molécules ensuite et des graves macroscopes, à charge ici des différentes forces électromagnétiques en tant qu’attractives ; soit enfin des graves dans les astres, dans notre système planétaire, à charge des forces gravitationnelles. Ce sont ces forces attractives, fort énigmatiques, qui donnent la stabilité à notre monde et à ce que nous appelons matière (solide, liquide, gaz, dans les cas traditionnels). Déjà Newton ne pouvait se figurer cette attraction, dans le cas à distance (« hypothesim non fingo », écrit-il, je ne feins pas d’hypothèse, je n’arrive pas à l’imaginer), il me semble que leur multiplication par trois n’a pas contribué à dissiper l’énigme qui reste entière. Et là, il se peut que l’obstacle épistémologique soit à repérer du côté de la séparation[7] entre force et énergie : celle-ci étant par essence dissipative, explosive, ne seraient-ce les forces attractives qui justement la retiennent (en des retraits : ceux-ci sont tous d’ordre entropique, façon Prigogine) de façon à ce que la stabilité du monde et de la matière soit ? Si le parcours des atomes aux particules est l’explosion nucléaire, comment concevoir le parcours inverse, des particules libres aux atomes ? Notamment, comment est-elle franchie, la barre des forces nucléaires ? L’explosion dite Big Bang, ne serait pas, elle déjà, une déliaison, des forces attractives qui ont sauté, à l’instar des explosions que nous connaissons ? Quoiqu’il en soit, ce motif des forces attractives et constitutives (des atomes, molécules, graves et astres) nous sera utile dans d’autres domaines.


[1] L’apport de Hegel et surtout de Marx, en leur temps, est resté confiné aux sociétés modernes industrielles.
[2] Le livre Le Procès civilisationnel de Norbert Elias éclairerait le prolongement de ce noyau, dans les sociétés modernes, aux unités sociales où femmes et hommes non liés par l’interdit de l’inceste se côtoient plusieurs heures par jour.
[3] Un retrait régulateur (de l’homéostasie du sang, par exemple, selon les aléas de la scène de la jungle) et un retrait donateur (des géniteurs, des maîtres).
[4] Nous avons tous cette expérience, que celle-ci ne nous est pas offerte sur un plateau, qu’elle demande un long travail intellectuel et spirituel.
[5] Heureusement que l’on parle aussi d’ ‘anti-matière’, ce qui semble souligner que, s’agissant du même ‘monde’, ce n’est pas notre ‘monde’, ni notre ‘matière’.
[6] Il n’y aura que les protons, électrons et photons pour durer stablement tout seuls, les neutrons même pas une heure.
[7] Sans qu’il soit sans doute ici question de la séparation entre sujet et objet, mais toute ‘séparation’ exclusive est suspecte à des yeux derridiens.

Scène et laboratoire

Scène et laboratoire

36. Les exemples de la voiture, du mammifère et de la parole humaine ont illustré divers niveaux de scènes de circulation structurellement aléatoire. Les ‘choses’ qui y circulent, machines, animaux, discours, sont structurées – par fabrication, dans le premier cas, naissance et croissance dans le second, apprentissage dans le dernier – de façon à pouvoir y être autonomes. Et il va de soi que c’est cette autonomie même qui a depuis toujours posé problème à ceux qui se sont interrogés et ont demandé ‘pourquoi ?’. La difficulté de nos ancêtres en curiosité était la complexité des interactions dans les scènes, il y avait beaucoup de facteurs, le plus astucieux, Aristote, a démêlé les facteurs accidentels de ceux qui étaient spécifiques ou essentiels, a rendu possible et opératoire notre motif d’‘espèce’, a été aussi loin que possible par la seule ‘observation’. Ce que nous, modernes, appelons ‘science’ a surgi au 17e siècle avec l’invention du laboratoire à partir des arsenaux, chantiers et d’autres métiers mécaniques[1]. Le laboratoire est, après la définition, une autre sorte de réduction, de retrait suspensif, d’opération de connaissance : puisque la scène et ses entités sont très compliquées, il faut en enlever une partie et créer à part, de façon délimitée très précisément, une expérimentation, un ‘mouvement’ disons, à mesurer au début et à la fin. On a vite compris que, dans ces conditions bien déterminées, on trouvait toujours des répétitions, permettant petit à petit de formuler des « lois de la nature ». Sans que je sache dire où et comment cela s’est passé, il se trouve que l’un des mots latins pour ‘définition’ ou ‘délimitation’, celui de ‘détermination’[2], est venu à coïncider avec celui dont on avait hérité d’Aristote, à savoir celui de ‘cause’ comme ce qui, dans ladite nature, est la ‘raison’ du mouvement analysé au laboratoire. Il va de soi que les savants ne s’intéressaient au laboratoire qu’à cause de cette ‘nature’ mouvante qu’il s’agissait de comprendre. Et, de même que le langage qui permettait de penser a été congédié par l’idée, par la représentation mentale, à la fonction subalterne d’un instrument, le laboratoire a aussi été oublié : le sujet savant était tout de suite aux prises avec l’objet naturel, ce qui se passait au labo, c’était ce qui se passait dans la ‘nature’ ; les déterminations que le laboratoire opérait (en excluant d’autres facteurs) se passaient comme çà, sans plus, dans la scène[3], le déterminisme de la ‘nature’ s’est imposé aux savants[4], car c’était bien leur raison d’être : découvrir des régularités, des lois scientifiques acceptables par tout le monde.
37. C’est peut-être grossier, beaucoup de savants se sentiront injustement jugés. Il va de soi qu’il ne s’agit pas ici de querelles entre spécialistes, entre savants et philosophes, je m’étonne seulement de ne pas trouver ces questions soulevées même dans les derniers dictionnaires de philosophie des sciences, en tout cas pas dans les œuvres de divulgation dues à des scientifiques. Ce que je prétends, l’ingénieur d’une voiture (ils sont légion de spécialistes divers) pourrait aisément l’illustrer : travaillant toujours sur des expérimentations fragmentaires, il ne peut les relier pour avoir une machine (travail théorique) qu’en ayant toujours les yeux tournés sur la scène du trafic et leurs injonctions (en ‘bifurcation’). Les relations de cause et effet sont l’essentiel du travail sur chaque fragment au laboratoire, mais la conception théorique de l’ensemble se rapporte aux lois de ladite nature : la composition des règles trouvées ne peut se faire qu’en fonction de l’aléatoire de la scène.


[1] Newton a conçu sa ‘science’ comme de la philosophie jouant avec de la géométrie et de la mécanique.
[2] Fines (définition), termo (détermination), limes (délimitation), sont des mots latins à peu près synonymes, pour frontière, fin, terme, limite.
[3] En posant à un ami physicien l’exemple de la voiture, j’ai été assez surpris de le voir m’objecter les petites causalités des diverses pièces les unes sur les autres. Son raisonnement était celui du laboratoire.
[4] Il y a eu ici aussi sans doute dans cette affaire des ‘déterminations’ philosophiques, voire théologiques. Le déterminisme de St. Augustin a été repris dans le débat entre protestants (Luther et Calvin étaient des augustiniens) et catholiques, les savants appartenant surtout aux pays dominés par les premiers.

Unités sociales

Unités sociales : usages, apprentissage, envies

38. Il faudrait tout d’abord distinguer les sciences des sociétés, celles dont le domaine est, de jure, celui de l’ensemble d’une société, à savoir l’anthropologie (sociétés peu complexes), l’histoire (sociétés agricoles autour de villes) et la sociologie (société modernes où les scientifiques interviennent), avec une indécision entre les deux dernières en ce qui concerne les derniers siècles comme période de transition, les distinguer donc des sciences sociales spécialisées en certaines structures sociales (et respectives statistiques) : démographie, économie, linguistique, science juridique, médicine publique, etc.
39. L’analyse des structures élémentaires de la parenté par Claude Lévi-Strauss dépend de la sexualité, un des plus étranges phénomènes biologiques[1] : un incroyable gaspillage, l’excès de production de gamètes et, de plus en plus quand on monte dans l’échelle des vertébrés, de pulsions sexuelles au coït (délimitées toutefois par les cycles du rut) ; en effet, l’organisation de la sexualité pour la reproduction de l’espèce a été inventée par l’évolution en fonction des probabilités d’une rencontre hasardeuse entre deux cellules femelle et mâle. La biologie animale contredit ici tous les principes d’économie de l’anatomie et de la physiologie de ses organismes. Or, chez les humains, la disparition du rut pousse ce gaspillage pulsionnel à un tel excès qu’il semble que l’universalité de l’interdit de l’inceste se justifie comme condition stricte de la convivialité quotidienne des humains[2]. Ce serait en effet une conséquence de la leçon de Lévi-Strauss, l’interdit de l’inceste, c’est l’exogamie : tout se passe comme s’il ne pouvait y avoir des unités locales d’habitation stables que si la sexualité y est strictement restreinte, d’une part, ce qui pousse, d’autre part, les diverses unités locales[3] à échanger leurs filles et donc à créer des rapports sociaux d’alliance parentale entre elles. Ces rapports d’alliance et d’échange font la société : avec l’échange des femmes, ils établissent les conditions de dimension démographique qui rendent possibles l’invention et la transmission des usages tribaux, langue, mythes et rituels y compris, la solidarité dans des situations spéciales, notamment en cas de guerre[4].
40. Mais, d’un point de vue phénoménologique, les sciences des sociétés sont moins avancées que les autres. Les humains étant des animaux dont la biologie s’occupe, qui doivent se nourrir et sont mortels, leur double reproduction, au jour le jour et de génération en génération, doit être la question cruciale de toute société, par où il semble que l’on devrait commencer leur approche, dans le sens d’en trouver une définition générale de société, qui soit valable dès les tribus aux nôtres[5]. On peut en effet essayer de trouver une analogie entre disciplines sociales et biologiques, puisqu’on a parfois dans le passé métaphorisé les sociétés comme des organismes. Les unités de ceux-ci sont les cellules, elles-mêmes composées de molécules diverses, de même que les discours linguistiques, qui se reproduisent aussi, ont les mots en tant qu’unités, composés à leur tour de phonèmes (ou lettres). Proposons que les unités sociales d'habitation d’une société sont leurs ‘cellules’ – dont le but majeur est leur double reproduction, au jour le jour et entre générations - où habitent des segments de leur population et qu’elles sont composées, dans leur activité quotidienne et à longueur d’année, par les usages auxquels leurs habitants se vouent (les ‘molécules’ sociales). Il n’est pas difficile d’accepter que, étant mortels, ils doivent avoir comme préoccupation vitale celle de faire apprendre ces usages aux nouvelles générations qui les remplaceront. Une société n’est pas sa population, qui n’est pas empiriquement la même tous les cinquante ans ; il faudra la définir par le système d’usages qu’elle reproduit incessamment dans la Terre géographique qu’elle habite et qui la nourrit. Ce qui se fait dans ses unités locales d’habitation.
41. Qu’est-ce qu’un usage ? Une sorte de ‘gène’ social, un élément essentiel de la double reproduction de l’unité d’habitation : c’est quelque chose de très difficile à inventer mais plus ou moins facile à apprendre. Soit l’exemple d’une recette de culinaire dans la séquence de ses gestes et des matériaux utilisés : elle demande un certain temps à être apprise, implique, cas par cas, un certain aléatoire à pallier selon les circonstances concrètes, une habileté à gagner, voire une spécialisation, les uns plus capables, d’autres moins. Susceptibles donc d’évaluation par les autres habitants de l’unité sociale. Les usages seraient la clé de ce que les sociologues appellent la « socialisation des individus » : l’intérêt scientifique de ce motif, en contraste avec celui d’ ‘action’ (Touraine) ou de ‘pratique’ (Althusser), voire celui de ‘conscience’ (Husserl)[6], c’est d’éviter l’opposition sujets / objets, ceux-là étant censés ‘autonomes’, avec savoir, pouvoir, devoirs, que sais-je ?, ceux-ci n’étant que des instruments de ceux-là. Dans le cas des usages, cette opposition n’existe pas : le sujet qui apprend un usage devient ‘autre’ (un usager), est changé par lui. Autant celui qui apprend à cuisiner, que celle qui apprend à conduire une voiture, à parler ou à écrire, à jouer du piano. L’usager fait partie intrinsèque de l’usage, de sa définition, ne lui est point extérieur, de même que les usages sont essentiels à la reproduction de l’usager. Ces usages pourront être de type technique, mais il y en aura aussi concernant les blâmes et les récompenses, les rituels et les fêtes, la chasse collective ou la guerre, les jeux d’amour et les accouchements. N’est-ce pas cela que les anthropologues essaient de connaître, d’en faire la description, de les rapporter les uns aux autres ? Les historiens concernant le passé ? Puisque ces usages se répètent de même dans toutes les unités sociales, ils sont dits et pensés dans des recettes, la grande fonction du langage dans n’importe quelle société étant de pouvoir justement dire et penser les gestes que l’on fait dans chaque usage et leur séquence, les faire apprendre à d’autres. Il ne faut pas en avoir une vision ‘utilitariste’ : raconter un rêve ou un poème est aussi un usage social réglé.
42. Les usages socialisent, les indigènes ‘s’en ressemblent’, différent des étrangers. Mais, demandant du temps et de l’habileté devant l’aléatoire, ils singularisent aussi leur usager. La voix de quelqu’un permet de l’identifier socialement (région, couche sociale, sexe) mais aussi individuellement (on reconnaît les voix au téléphone). Les performances singulières sont donc évaluées par les autres, chacun doit faire preuve qu’il occupe sa place sociale le mieux possible, ce qui est motif d’envie pour les petits, qui veulent devenir comme un tel ou une telle, motivation essentielle pour leurs apprentissages, et, en général, pour la dynamique sociale qui demande qu’on ait envie d’occuper les rares places de grand prestige social, soit en termes de talent, de biens de luxe, de savoir, de courage, de générosité, etc. Mais en raison des poussées hormonales dont les humains ont hérité de l’évolution biologique, de faim, sexe, agression, qui sont ‘aveugles’ dans leur racine biologique, ces envies peuvent devenir envieuses et demandent donc d’être disciplinées socialement, de façon toutefois à ne pas en casser le dynamisme. Les façons de réguler les envies varient selon les sociétés, sans doute, qui ont des récompenses et des châtiments, racontent des histoires de héros et de méchants. Il y aura toutefois des règles morales qui sont le lot de toute société : ne pas tuer, ne pas voler, ne pas violer, ne pas diffamer, pour citer le vieux décalogue biblique. Mais on peut préciser la loi morale de chaque société par cette formule : les envies ne doivent s’accomplir que selon les usages.


[1] Y compris chez les plantes, dont je ne m’occupe pas.
[2] Ceci a des affinités avec les analyses éthologiques de K. Lorenz, à ceci près qu’ici il s’agit surtout des pulsions de faim qui doivent être inhibées pour que les membres d’une société animale ne se mangent pas les uns les autres.
[3] Les lignages mâles plutôt, dans les sociétés patrilinéaires. La relation entre les structures de parenté et les unités locales de résidence connaît beaucoup de variations.
[4] Qui, selon P. Clastres, est assez fréquente dans les sociétés dites primitives : selon lui, les frontières des échanges (à l’intérieur) sont aussi celles de la guerre (avec l’extérieur).
[5] Ceci a fait partie de mes étonnements : il n’y en aurait pas, de définition générale de société.
[6] C’est justement par l’apprentissage que l’on devient être-au-monde, que l’on acquiert la précompréhension qui donne des possibilités dans ce même monde. L’apprentissage implique la ‘réduction’ de l’empirique, singulier, substantiel, du maître dont on apprend et le ‘remplissage’ de l’apprenti par le savoir-faire reçu (§ 18). Derrida a déplacé la réduction phénoménologique pour l’apprentissage du langage mais elle vaut pour n’importe quel apprentissage, où l’on doit arriver à répéter soi-même de façon compétente ce que l’on est en train d’apprendre d’autrui.

Le double lien social

Le double bind social

43. Les sociétés doivent se nourrir (à charge des unités locales d’habitation) et se défendre des autres (à charge de l’ensemble). En effet, d’une façon générale, dans n’importe quelle société mais avec des concrétisations plus ou moins complexes, on doit distinguer ces unités locales d’habitation - tribales, maisons anciennes, unités d’emploi (ou institutions) et familles dans la modernité – de l’ensemble social, disons public, qui concerne toute la population (fêtes, guerres, législation, etc.). Toute unité locale doit être retirée de ce commun, qui en est privé, ce mot disant heureusement le retrait strict social. Que ces unités soient privées, c’est la condition de l’habitation quotidienne elle-même, le retrait nécessaire pour que les usages ne soient pas encombrés par la foule extérieure. Les unités qui reçoivent des clients ont elles-mêmes toujours une zone privée, liée à leurs usages de ‘production’. Mais, d’autre part, ces usages n’ont pas été inventés par les gens qui les ont appris, plus ou moins pareils aux autres unités sociales, ils sont le lot commun de la société. La privation dit que c’est ce commun qui a été approprié par l’unité privée. De façon tout à fait générale, en dehors du sens juridique, toute propriété privée est en retrait du commun (désappropriation) [1], étant d’autre part appropriée pour que l’habitation (les usages) soit possible de façon dynamique, organisée en autonomie, libre. L’unité sociale lie ses habitants dans le système des usages, d’un lien qui est de lui-même social, à peu près le même que dans les autres unités.
44. Mais puisque la raison d’être de cette privation est la dynamique de son appropriation, qu’elle soit ‘propre’ aux gens de l’unité, leurs envies suivront la règle générale de toute envie : d’être le meilleur, d’être envié par les autres. Les vêtements et autres ornements, le luxe, les cadeaux, la générosité des fêtes données, des potlachs aux mariages richissimes, on retrouve partout cette logique, qui cristallise dans le culte du ‘nom propre’ de l’unité, de l’honneur de la maison, du prestige de l’institution. Il va de soi que cette dynamique menace l’ensemble social de désagrégation, empêchant les solidarités nécessaires en cas de catastrophe et notamment de guerre. C’est pourquoi les diverses unités sociales sont liées par un lien social global, par une loi de régulation des échanges et de la résolution des conflits, qui est garantie par une instance d’autorité.
45. Le lien social est donc double, liant d’une part les gens dans chaque unité et d’autre part les diverses unités en une société. Celui de chaque unité sociale, songeons aux sociétés dites primitives, doit assurer la reproduction de tout un chacun, nourriture notamment, doit donc tenir compte des bonnes dimensions de l’unité au vu de la démographie, des naissances, et des conditions écologiques ; c’est la fécondité de la terre, femmes y comprises, qui donne la règle de segmentation : il ne faut pas trop d’habitants ni trop peu, pas trop d’envies ni trop peu. Or, comme la fécondité est la richesse que toutes les unités locales recherchent et qui attire donc les envies des unes sur les autres, on comprend que la loi qui régit le lien de chaque unité soit inconciliable avec la celle qui régit l’ensemble et doit faire contenir les excès ; d’autre part, dans la mesure où toute seule, aucune unité ne pourra se défendre des autres tribus étrangères guerrières, ces lois sont ainsi indissociables.



[1] C’est vrai aussi de ce que nous avons de plus ‘propre’, notre singularité, notre ‘je’, notre pensée, qui nous viennent des usages communs désappropriés des autres et appropriés (appris) par nous (ou bien ce sont eux qui nous ont appropriés). Les mots des autres avec lesquels nous pensons, on l’avait dit, deviennent ‘nos propres’ mots.

Le retrait donateur des ancêtres

Le retrait donateur des ancêtres : sacré et culture

46. Arrivés ici, il est temps de faire intervenir un autre type de retrait, en plus du retrait strict, indiqué déjà au § 28. La reproduction sexuelle se fait d’une façon assez étonnante, par miniaturisation et très lente croissance. Chez les mammifères, au lieu des œufs pondus à l’extérieur, ce processus a été internalisé dans l’anatomie des femelles, leur utérus d’abord, allaitement ensuite. Dans l’œuf invisible qui résulte du coït est placé, est donné le programme génétique de l’espèce ; l’un des donateurs s’en va tout de suite tandis que la donatrice de l’ovule fécondé se retirera fort lentement, pour qu’il puisse gagner l’autonomie d’un futur adulte. Déjà au bout de trois semaines, l’embryon nourrit ses cellules par son propre sang, mais celui-ci doit être ‘chargé’ par le sang maternel. Un autre pas de retrait est l’accouchement, où les appareils digestif et respiratoire du bébé entrent en fonctions, mais toujours nourri par le lait maternel, dont le sevrage représente un autre pas du retrait de la donation. Mais pendant de longues années, on devra lui donner la nourriture, avant qu’il puisse le faire de façon autonome. De même, on l’a suggéré aussi, ceux qui leur apprennent la parole et les savoir-faire s’en retirent, dans un procès aussi de miniaturisation, où il faut donner les mots, les gestes, leurs règles au compte-gouttes, à leur mesure, notre savoir d’adultes tenu en réserve. Au fur et à mesure où l’enfant parle et utilise, il y a retrait de ceux qui lui ont appris, qui pourront souvent être surpris de l’habileté manifestée. Ici, le donné est le savoir social qui rend possible la reproduction de la société, les donateurs sont légion, puisqu’on apprend jusqu’à ses derniers jours.
47. Pourquoi appeler retrait donateur (ou retrait de la donation) ce phénomène si courant et banal ? C’est un langage heideggérien, que Derrida a repris dans son motif de la trace. Il permet de comprendre des aspects des sociétés qui sont moins bien perçus. Parler de retrait donateur pour l’héritage de la langue de la tribu, implique que celui qui est en retrait (dans sa trace effacée) n’est pas tout à fait absent, qu’il reste graphé dans le cerveau de l’apprenti, effacé mais susceptible de revenir inopinément à la mémoire, ou bien en rêve. Il est là sans y être : en retrait. Or, c’est l’état en général des ancêtres de toute société : absents, puisqu’ils sont morts, mais là, en retrait, dans l’efficacité des usages qu’ils ont, quelques-uns inventés, la majorité transmis, donnés. C’est cette efficacité de la donation en retrait que manifestent deux types majeurs de phénomènes sociaux : le sacré et la culture. Les deux sont par essence ancestraux. Les scénographies des dieux et autres êtres immortels varient beaucoup, mais elles ont en commun de parvenir à rendre les ancêtres là, malgré leur absence, en répétant mythes et rituels le plus scrupuleusement possible (‘religio’, c’est ‘relegere’), tels qu’ils les répétaient aussi. Quels ancêtres ? Tous : le sacré est holistique, il vient de tous les ancêtres et concerne tous les habitants actuels. Son rôle est structurellement ‘conservateur’, empêcher les innovations qui changeraient le système des usages ancestraux[1], Lévi-Strauss l’a remarqué des mythes amérindiens qu’il a analysés superbement. Ou bien, « la société contre l’État » de P. Clastres.
48. Par contre, on peut dire culture la façon dont ce phénomène se présente dans les sociétés à écriture et invention technique plutôt fréquente. Un nouveau texte important, l’invention du train ou de la voiture, altèrent ce qui vient des ancêtres, en ajoute, incite les habitants à trier dans l’héritage. À un certain seuil d’innovation, le holisme sacré se défait, beaucoup d’œuvres culturelles sont référées à ceux qui les ont créées, on ne peut accéder à tous (qui souvent s’excluent mutuellement), on doit critiquer, choisir. C’est la signification du mot grec ‘hérésie’, un phénomène structurel là où il y a multiplicité de textes. S’y oppose l’orthodoxie comme tentative de garder l’holisme du sacré. Mais il y va de la culture comme du sacré en ce qui concerne les ancêtres : quand je lis Sartre, je lis ce qu’il a écrit, le temps de ma lecture je coïncide dans le signifiant du texte, pour ainsi dire, avec son écriture, avec lui écrivant, je lis les mots et phrases qu’il a écrites, je deviens le même que lui pendant un bout de temps, plus ou moins capable de saisir ses arguties, bien sûr. Et dans ce que j’apprends de lui, y compris éventuellement de façon critique, il reste là, mon ancêtre, chez moi en retrait. Contre l’empirisme myope, les ancêtres font partie des sociétés : toute synchronie actuelle reste incompréhensible si l’on n’en tient pas compte.

[1] Qui ont fait leurs preuves, puisqu’on est là grâce à leurs usages.