lundi 18 février 2008

Des scandales

Des scandales

1. Quelles ont été les principales découvertes scientifiques du 20e siècle ? À cette question peut-on répondre autrement que par une énumération empirique dépendante des choix de tout un chacun, peut-on répondre avec un critère rigoureux, à la fois philosophique et scientifique ? Combien de sciences y a-t-il ? Quelques centaines, recoupées par des mil­liers de spécialités, leurs limites passant au-dedans des voisines ? Qui sait répondre, qui en connaît assez pour pouvoir dire un chiffre qui ait un minimum de vraisem­blance ? Surtout pas un ‘spécialiste’, qui par définition ne connaît - mais très bien, trop peut-être - que son petit domai­ne. Les philosophes ? Mais, divisés en deux grands courants as­sez disjoints - la philosophie analytique anglo-saxonne, d’une part, côté continental, la phénoménologie prédominant sur des ten­dances pré ou post structuralistes –, ils sont eux aussi dissé­minés en multiples spécialités, selon des horizons fort diver­gents. Personne ne peut se targuer de ‘dominer’, tant soit peu, l’archipel indéfini de ces spécialités. Ce qui n’est pas forcément mauvais, il va de soi, car c’est ce qui annule le fantasme d’une domination du ‘monde’ par les ‘savants’, s’ils ne se contrôlent pas non plus entre eux. Mais l’éparpillement de ces savoirs est indécent en tant que savoir, justement.
2. Les deux courants dominant l’histoire philosophique du siècle dernier ont leur source chez Frege et Husserl, deux philosophes, logiciens et matheux, pas très éloignés l’un de l’autre, dont le dernier a inau­guré la phénoménologie avec le souci de la fondation des sciences et, sinon de leur unification, tout au moins de leur arti­culation : son dernier grand titre tournait toujours autour de « la crise des sciences européennes ». Or, deuxième scandale, cette phénoménologie qui, une centaine d’années plus tard, se porte plutôt bien - on publie des livres et des revues, on organise des congrès et des colloques, dont fait état un hebdomadaire dans la Toile (Web) qui a de nombreux abonnés -, semble ignorer presque totalement la question qui hantait son fondateur. Vous y chercherez en vain, des articles ou des chapitres de livres concernant les questions des sciences, moins encore celle de leur articulation. De même, du côté de la philosophie des sciences, dans ses dictionnaires, les courants de la phénoménologie actuelle brillent par leur absence. C‘est ce double scandale qui pousse ce manifeste, le rend intempestif.
3. Revenons à la question plutôt insolite du début. Le 20e siècle a été indiscutablement celui d’un renouveau extraordinaire des sciences occidentales : quelles ont été leurs découvertes majeures, au regard des diverses sciences ? Pas tout à fait un ‘top ten’, mais s’il fallait élire dans les cinq principaux domaines – matière et énergie, vie, société, langues, psychisme humain – leur découverte majeure respective, comment procéderait-on ? Il ne faudrait surtout pas demander aux spécialistes, il va de soi, ils tireraient chacun du côté de leur spécialité, avec de très bonnes raisons. De même si l’on faisait des sondages dans le public cultivé ou les administrations universitaires. Est-ce qu’il faudrait que chaque domaine ait son critère à lui ? Déjà il ne serait pas simple de choisir entre la physique de la relativité et la mécanique quantique, tandis qu’il serait plus aisé du côté de la biologie moléculaire, sauf que la neurologie en souffrirait. Mais ensuite, les sciences dites sociales et humaines, comment s’y repérer ? Ont-elles connu des découvertes qu’on puisse mettre à côté de celles que l’on désigne d’habitude par ‘sciences’ sans éprouver le besoin d’ajouter un adjectif ?
4. Et si l’un des critères était celui de l’articulation entre ces domaines, les découvertes majeures étant celles qui la rendrait possible ? Par exemple, la théorie de l’atome et de la molécule, d’une part, la biologie moléculaire, de l’autre, ces deux théories ayant permis de rendre compte, à un niveau microscopique, des deux grands types de ‘matière’ de l’univers, l’inerte et la vivante, et de les articuler.
5. Un autre critère serait une façon de permettre de dépasser le déterminisme (que les scientifiques prisent tant) et le relativisme (qu’ils repoussent). La première question oblige à demander aux scientifiques pourquoi ont-ils besoin, de façon essentielle, d’un laboratoire. Quelles conditions y crée-t-on que ladite réalité n’a point ? Des conditions de détermination ? Qui n’existent donc pas en dehors de ses murs ? Le déterminisme ne serait-il pas dès lors une extrapolation indue ? La deuxième question inquiète la ‘vérité’ de leur travail qui, en tant qu’historiquement situé, n’échappe pas à la relativité : est-on sûr que ce que l’on cherche, ce qui vaut à quelques-uns des prix Nobel enviés, est destiné à devenir une erreur dans quelques générations ? Que les vérités des sciences, celles que Newton a découvertes, par exemple, qui ont triomphé pendant plus de deux siècles, seraient des vérités provisoires, de futures erreurs ? Que l’on n’a pas moyen d’affermir quelques découvertes majeures susceptibles de durer tant que la civilisation actuelle durera ?
6. Voici encore une autre question pas habituelle dans ces domaines : comment est-ce que l’on apprend ? Comment se forme un scientifique ? Comment peut-on comprendre, scientifique et philosophiquement, que quelqu’un soit ‘formé’ à certaines règles, théoriques et pratiques, qu’il doit donc répéter plus ou moins scrupuleusement, et que, d’autre part, son but soit de découvrir du ‘neuf’, en partie, y compris éventuellement par rapport à ces règles théoriques qui le forment ? Il s’agit du paradoxe interne au motif du paradigme proposé par Kuhn, pas seulement entre science normale et crise, mais aussi entre répétition de routine au laboratoire et passion de découvrir. Il demande une théorie de l’apprentissage que l’on voit mal sortir d’une quelconque spécialité scientifique, qui semble demander le concours articulé de divers domaines.
7. Ce qui nous permet d’interroger maintenant du côté phénoménologique. Le type de questions que l’on vient de poser ne semble pas susceptible de réponse à la façon husserlienne de l’enquête réflexive sur la conscience et ses actes, en partant de l’intuition sensible de la perception jusqu’à l’intuition eidétique des essences scientifiques. Si le motif de la réduction semble toujours convenir à l’arsenal scientifique - il correspond pour une bonne part à la bonne vieille définition inventée par l’école socratique de philosophie -, il nous faudra suivre les deux dissidents majeurs de l’approche husserlienne qui ont quitté la « région conscience » du maître, Heidegger et Derrida, et tâcher de trouver chez eux ce qui pourra aider à réélaborer une phénoménologie adéquate aux découvertes scientifiques majeures du siècle écoulé. D’une part, ils ont introduit le langage, le logos, dans le discours phénoménologique (ce langage, venu du dehors, travaille donc la ‘voix’ de la conscience), en rendant aux ‘concepts’ un poids historique que l’idée européenne classique ignorait. Or, celle-ci a été l’une des inventions majeures, cartésienne, du 17e siècle de Galilée et de Newton, précieuse dans la tâche, non seulement de critiquer l’aristotélisme médiéval, mais aussi d’arracher les phénomènes à leur contexte dit réel pour les amener à l’expérimentation au laboratoire. On coupait ainsi le sujet - qui a eu l’idée - de l’objet qu’elle représentait : de l’extérieur des choses (extensio) à l’intérieur de la pensée (cogito). Le langage, l’écriture, les instruments du laboratoire, tout ceci restait en-dehors, secondaire, le reste souvent encore aujourd’hui. C’est ce que la nouvelle phénoménologie doit évaluer, comment cette représentation mentale, critiquée par les philosophes depuis quelques décennies, reste l’obstacle ignoré dans le discours et la pensée des scientifiques. On sera ainsi conduit à mettre en question la notion même de ‘mental’, le ‘mind’ anglo-saxon.
8. D’autre part, Heidegger et Derrida ont élargi les problématiques de la pensée à toute l’histoire de l’Occident, philosophique mais aussi scientifique (et littéraire), ce qui a permis à Derrida de contester le rôle prépondérant du discours philosophique par rapport aux sciences : dès le début, dès Platon et Aristote tout au moins, il a dû subir l’impact (non logocentrique, grammatologique) du jeu des sciences. Le discours philosophique est historique, écrit en langues différentes, dont la traduction entre elles est aussi une question philosophique qui demande le recours aux philologies linguistiques et à l’histoire, sans qu’il puisse contrôler ce recours en dernière instance, comme il le voudrait. Il faut généraliser ceci : c’est la notion husserlienne de phénoménologie en tant que science philosophique rigoureuse qui devrait fonder les autres sciences, selon une position héritée tout au moins de Kant, qu’il faut refuser. Non pas philosophie des sciences, mais philosophie avec les sciences, sans qu’aucune ne soit en position de dernière instance.
9. Il s’agira en effet de faire un pas au-delà de celui de Kuhn, d’aller au-dedans des paradigmes disciplinaires de chaque science pour y discerner l’intromission du discours philosophique classique. Si l’on prend le motif d’épistème de Les Mots et les Choses de Foucault, on peut le distinguer du niveau plus strictement paradigmatique où s’articulent théorie et expérimentation ; ce niveau épistémique serait le niveau qui rassemble théoriquement les fragments d’expérimentation laboratoriale et qui pense leur retour aux phénomènes de ladite réalité, qui deviennent ainsi des phénomènes ‘connus’ scientifiquement. S’il est vrai que toute expérimentation est fragmentaire, c’est justement la reconstitution de leur ensemble qui constitue le geste phénoménologique dans chaque science. C’est ce geste, en grande partie ‘philosophique’, au sens de ce que Althusser, dans une toute autre perspective philosophique, appelait « la philosophie spontanée des savants », c’est dans ce geste qui agit de façon subreptice la représentation mentale, en séparant sujet et objet selon le vieux dualisme de l’âme et du corps, corrélatif de l’opposition intérieur / extérieur ou dedans / dehors, c’est ce geste qu’il s’agira de questionner de façon critique, en recourant à la littérature de divulgation dont on dispose aujourd’hui en langue française.
10. On a ainsi travaillé chacune des six disciplines, les cinq scientifiques et la phénoménologique, pour essayer d’en faire une composition articulée, susceptible en plus d’éclairer notre histoire greco-latino-européenne. Ce qui a été toutefois source de surprises permanentes, c’est comment chaque discipline changeait par l’effet de composition avec les autres et, d’autre part, comment ces changements la laissaient être d’une nouvelle façon qui soulignait les découvertes majeures dont on était parti ; Heidegger et Derrida eux-mêmes exhibaient des dimensions inédites de leurs pensées. Sans prétendre réduire la pensée de ces deux auteurs à ce que j’en ai retenu, j’appelle phénoménologie cette philosophie avec sciences, qui est susceptible, me semble-t-il, de rendre compte, de penser et de connaître, beaucoup des questions qui nous intéressent aujourd’hui, voire qui nous font mal. Mais il faut ajouter que c’est plus difficile que de rester dans sa spécialité.
11. L’astuce réside en restituer à la philosophie l’ampleur qu’elle avait avant la coupure kantienne – qui a rendu l’autonomie aux sciences, les libérant de la métaphysique (ce qui a été un grand bien !), et spécialisé la philosophie dans les tâches gnoséologiques -, l’ astuce de fermer deux siècles plus tard la parenthèse kantienne et de faire profiter à la nouvelle phénoménologie de la dimension philosophique des diverses sciences et de leurs découvertes. Nous en avons grand besoin, et d’abord en songeant aux graves problèmes pédagogiques de notre enseignement, dus en bonne partie au chaos disciplinaire, à la difficulté, pour les jeunes élèves, de lier les diverses choses qu’ils apprennent en de vases compartimentés. C’est un scandale.



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