lundi 18 février 2008

Un exemple d’obstacle épistémologique

Un exemple d’obstacle épistémologique

30. J’aimerais bien savoir si la lecture des paragraphes précédents a apporté quelque nouvelle compréhension au lecteur informé en ce qui concerne la biologie ou la linguistique. La façon dont ils exposent une esquisse phénoménologique, je ne l’ai trouvée dans aucun des livres de spécialistes qui m’ont enseigné ce que je peux savoir les concernant[1]. Si mon propos se révèle éclairant au niveau de la divulgation, il doit y avoir quelque part un obstacle du côté des scientifiques, il ne peut qu’être d’ordre épistémologique ou philosophique, que relever du niveau où cet essai se situe. En effet, si cette proposition de philosophie avec sciences a quelque justesse, on y reviendra, les sciences, filles rebelles de la philosophie, doivent avoir gardé en elles - à leur insu, en retrait - quelque chose de leur mère. L’ayant contacté par courriel après son passage au Portugal, la réplique d’Edgar Morin à mon projet m’a beaucoup éclairé : « il y a disjonction complète entre philosophie et sciences ». Il est à croire que ce soit une vision des choses, plutôt positiviste, très partagée par les scientifiques. Il me faut donc insister : je n’ai aucunement la prétention d’enseigner à personne quoi que ce soit de scientifique, tout ce que j’en raconte je l’ai appris chez eux. J’aurai par contre la prétention d’enseigner, aux scientifiques y compris, quelque philosophie qui pourrait leur être utile.
31. Reprenons donc l’exemple de la biologie. La grande découverte de la biologie moléculaire, quand on la compare avec les autres domaines scientifiques retenus ici, c’est le retrait strict de l’ADN dans le noyau de la cellule. Pourquoi ce retrait ? La réponse est obvie : il faut qu’il soit le même dans toutes les cellules (quitte à ce que beaucoup de gènes soient inhibés, selon les spécialisations des tissus respectifs), qu’il ne soit pas altéré, l’épargner donc du métabolisme chimique. Au niveau de celui-ci, seul l’ARN messager est utilisé et se dégrade ensuite. C’est de cette dégradation que l’ADN est retiré. Ceci implique deux conséquences : d’une part, que le véritable ‘moteur’ des synthèses des protéines soit ce que le remarquable biologiste italien Marcello Barbieri appelle le ribotype, les diverses molécules ribonucléiques du cytoplasme, qui doivent recourir à l’ADN à un moment donné, sans que ce soit celui-ci à en prendre l’initiative (il faut les mécanismes de ce qu’on appelle « régulation de l’expression génétique »). Il ne faut donc pas faire de l’ADN le déterminant de toutes sortes de choses qui arrivent dans le fonctionnement de l’organisme (dans le phénotype, en jargon ancien que Barbieri reprend). C’est là, me semble-t-il, que les biologistes sont pris au piège d’une causalité mécanique d’origine philosophique (et physique). La deuxième conséquence : le rôle de l’ADN et de l’ensemble du ribotype se limite au métabolisme[2], à ce qui se passe à l’intérieur de la membrane cellulaire (et ses environs aqueux) ; au-dessus, ce sont les organes de l’organisme (selon deux grands systèmes : nourriture et motilité, le cerveau réglant et articulant les deux en un double système[3]) qui se chargent des diverses fonctions de celui-ci, qui reviennent en fin de compte à la nourriture des cellules. C’est-à-dire que la logique des animaux revient à ceci : au début de la vie, les cellules toutes seules ou en colonies se révélaient très fragiles face à un environnement à fortes variations, l’évolution a consisté en leur jonction selon des spécialisations afin que, organisées, elles puissent mieux se nourrir, laisser la mer vers la terre et les airs, etc.[4] Où sera donc l’obstacle épistémologique ? Il me semble que c’est une sorte de vision ‘anthropomorphique’ des animaux qui les opposent, comme des ‘sujets’, au monde extérieur, des sujets qui ont en eux leur dynamique, que le regretté F. Varela dira auto poétique ; à l’inverse des machines, ils se feraient eux-mêmes. Comme si la nourriture était une fonction du sujet qui se nourrit (à l’instar de notre façon ‘civilisée’ de nous mettre à table). Il semble que l’on rate ainsi la loi de la jungle (§ 26) qui dépend de ce que l’on peut appeler le principe de conservation des molécules de carbone. Celles-ci n’étant pas infinies, chaque organisme doit aller les chercher où elles sont : les plantes à l’atmosphère, les herbivores aux plantes, les carnivores aux autres animaux. Pas d’auto fabrication donc, mais une scène de la vie qui fabrique ses vivants selon une loi générale de laquelle chacun dépend essentiellement et à laquelle il doit échapper de son mieux[5]. La biologie moléculaire, Barbieri le signale, a imité les philosophes des idées qui ont placé le langage en position secondaire, instrumentale[6] : ce furent les ribonucléiques qui ont été instrumentalisés.


[1] Avec des différences sans doute : ma formation de base est d’ingénieur civil et ensuite j’ai obtenu une licence en théologie à Paris ; en ce qui concerne les autres sciences, j’ai soutenu une thèse de doctorat sur l’épistémologie de la sémantique saussurienne, tandis que je ne connais la biologie, l’anthropologie et la psychanalyse que par des lectures de curieux. Remarquable, aucun des livres de divulgation biologique que j’ai lus ne fait de référence significative à l’anatomie, comme si celle-ci ne comptait pas pour la biologie moléculaire ; mon évocation des §§ 23-24 n’aurait été possible sans la Biologie des passions de J.-D. Vincent.
[2] Sauf en des cas spéciaux, les cellules des glandes qui produisent des hormones, par exemple.
[3] Voici une loi qui se répètera dans d’autres domaines : il ne s’agit pas de deux systèmes articulés, mais toujours d’une double articulation. C’est où Prigogine devient important : une scène donnée, quand elle est pléthorique, dédouble une autre scène qui résout, selon d’autres lois, le chaos qui l’a rendue nécessaire.
[4] Ledit ‘milieu intérieur’ (Claude Bernard), sang et limphe, de même que la sève des plantes et le liquide amniotique de l’œuf et du fœtus, relèvent de la nécessité structurelle de la ‘mer’ comme environnement des cellules.
[5] De même, pour les voitures : la loi du trafic (de la scène) est d’abord, on ne fait pas de routes ni des usines ni des pompes à essence, etc., pour ‘une’ voiture, mais pour des milliers. Mais chacun de nous ‘pense’ à sa voiture, conduit sa voiture vers son but en échappant aux autres.
[6] C’est parce que la grande découverte de Saussure, « dans la langue il n’y a que des différences », a permis aux linguistes de se libérer en partie de cet obstacle, que cette science a connu dans le structuralisme le rôle de phare des autres sciences sociales.

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