lundi 18 février 2008

Les découvertes scientifiques majeures du XXe siècle

Les découvertes scientifiques majeures du XXe siècle

32. Il est maintenant plus aisé de dire quelles sont, du point de vue phénoménologique proposé ici, les principales découvertes scientifiques du 20e siècle, celles qui ont révolutionné les domaines respectifs. Ces domaines sont des champs de ‘phénomènes’ (ce mot grec qui dit ce qui se manifeste, apparaît). Champs et phénomènes étaient déjà plus ou moins bien délimités, on s’y affairait depuis longtemps. La nouveauté - indépendants les uns des autres, sauf en ce qui concerne Lévi-Strauss - a consisté dans la découverte de ce que l’on pourrait dire des non-phénomènes : retirés, retranchés de la phénoménalité et la rendant possible. D’abord, le noyau des atomes, dont les protons et les neutrons sont retirés par des fortes forces nucléaires du champ de la gravitation et de celui des transformations chimiques (dont physique et chimie respectivement s’occupent) : ces noyaux rendent possibles et les molécules et les graves. Deuxièmement, l’ADN retiré dans le noyau dont on vient de parler, rapporté au sang qui vient nourrir chaque cellule. Troisièmement, on en a déjà parlé aussi, les phonèmes (ou lettres) du langage, rendant possibles les mots et les phrases inépuisables de nos conversations et textes, justement parce qu’il sont retirés du champ de la signification. On les contrastera bientôt avec ses parents proches, l’écriture mathématique, les musiques et les images. Quatrièmement, la psychanalyse, dont on doit renoncer ici à justifier la scientificité retorse, traverse, a d’emblée diagnostiqué le domaine retranché, le refoulement des pulsions sexuelles et agressives concernant la parenté proche, comme condition des ‘rapports psychologiques’, oscillant entre amour et rivalité, avec autrui. Cinquièmement, la découverte par Lévi-Strauss de la corrélation entre l’interdit de l’inceste - le retrait des rapports sexuels de consanguinité, universel à toutes les sociétés humaines - et la structuration exogamique de la société selon son système de parenté, dont il a déchiffré la logique non consciente ; elle est, me semble-t-il, non pas la première, loin de là[1], mais la pierre décisive de la scientificité dans le domaine des sociétés : elle éclaire de façon lumineuse le noyau social qui tisse toute société humaine, quelles que soient les complications postérieures, dues aux inventions techniques et aux écritures[2].
33. Tel fut le schéma primitif de cette phénoménologie, compris vers le milieu des années 80, où le motif décisif était celui du double bind que Derrida avait emprunté à G. Bateson : un ‘double lien’ qui ne comprenait pas encore l’existence de deux lois indissociables et inconciliables, pas même celui de retrait. En effet, celui-ci n’est que l’une des trois formes de retrait que je suis arrivé à diagnostiquer plus tard, que j’ai appelé retrait strict, celui qui retranche quelque chose qui faisait partie de la scène précédente chaotique. Devenu plus complexe, on le verra plus loin, notamment avec la découverte de deux autres types de retrait corrélatifs du premier[3], ce schéma s’est étendu, à l’épreuve de l’écriture, à des stades intermédiaires, soit de l’évolution biologique, soit de l’histoire des humains.
34. Pour ce qui est de l’obstacle épistémologique qui me semble empêcher les scientifiques de mieux nouer l’ensemble de leurs domaines et de les articuler aux autres voisins, on peut dire qu’il a le même profil en ce qui concerne les sciences des vivants, de leurs langues, sociétés et ‘psychismes’. Il s’agit de la séparation dualiste, même atténuée, de l’opposition entre sujet et objet, que chez les biologistes est transposée aussi aux animaux. Disons que vaut ici le pas de Heidegger en rupture d’avec Husserl, proposant en 1927 que les humains sont des ‘êtres au monde’, qu’ils sont à l’extérieur d’eux-mêmes ; mais il faut pousser plus loin ce propos étonnant, il faut dire qu’ils se reçoivent de l’extérieur, que, à l’instar des autres mammifères, ils sont eux aussi structurés à partir de la scène et en mesure de pouvoir circuler dans la scène, en éviter les obstacles et survivre. C’est-à-dire que la différence entre moi et le monde qui m’est extérieur n’est pas originaire mais construite, d’une façon que la psychanalyse permet de cerner, dans la mesure où elle raconte comment le ‘moi’ est dégagé du dual imaginaire d’avec sa mère par le refoulement, en venant à s’opposer à l’autre dont il subit la loi, à apprendre et à soigner son ‘intériorité’[4]. On reviendra dans les paragraphes suivants sur cet obstacle en sciences des sociétés, en linguistique et en neurologie.
35. En ce qui concerne la physique, la question est plus délicate, le risque est plus grand que l’apprenti de phénoménologie se trompe. Ce qui me gêne dans le discours physicien, c’est l’expression de ‘monde quantique’ ou ‘monde des particules’, voire qu’on en parle comme s’il s’agissait de ce que nous appelons ‘la matière’[5]. Or, il me semble qu’il s’agit toujours de choses fabriquées en laboratoires et autres grands accélérateurs, à existence très fugitive[6], donc incapables de la stabilité que nous attribuons aux mots ‘monde’ et ‘matière’. Ce que la théorie de l’atome et de la molécule et des graves inertes nous apprend, c’est qu’ils tiennent par des forces attractives qui attirent : soit des protons et neutrons, dans le cas des noyaux et des leurs forces nucléaires proprement dites ; soit des protons et des électrons dans le cas des atomes, d’une part, des molécules ensuite et des graves macroscopes, à charge ici des différentes forces électromagnétiques en tant qu’attractives ; soit enfin des graves dans les astres, dans notre système planétaire, à charge des forces gravitationnelles. Ce sont ces forces attractives, fort énigmatiques, qui donnent la stabilité à notre monde et à ce que nous appelons matière (solide, liquide, gaz, dans les cas traditionnels). Déjà Newton ne pouvait se figurer cette attraction, dans le cas à distance (« hypothesim non fingo », écrit-il, je ne feins pas d’hypothèse, je n’arrive pas à l’imaginer), il me semble que leur multiplication par trois n’a pas contribué à dissiper l’énigme qui reste entière. Et là, il se peut que l’obstacle épistémologique soit à repérer du côté de la séparation[7] entre force et énergie : celle-ci étant par essence dissipative, explosive, ne seraient-ce les forces attractives qui justement la retiennent (en des retraits : ceux-ci sont tous d’ordre entropique, façon Prigogine) de façon à ce que la stabilité du monde et de la matière soit ? Si le parcours des atomes aux particules est l’explosion nucléaire, comment concevoir le parcours inverse, des particules libres aux atomes ? Notamment, comment est-elle franchie, la barre des forces nucléaires ? L’explosion dite Big Bang, ne serait pas, elle déjà, une déliaison, des forces attractives qui ont sauté, à l’instar des explosions que nous connaissons ? Quoiqu’il en soit, ce motif des forces attractives et constitutives (des atomes, molécules, graves et astres) nous sera utile dans d’autres domaines.


[1] L’apport de Hegel et surtout de Marx, en leur temps, est resté confiné aux sociétés modernes industrielles.
[2] Le livre Le Procès civilisationnel de Norbert Elias éclairerait le prolongement de ce noyau, dans les sociétés modernes, aux unités sociales où femmes et hommes non liés par l’interdit de l’inceste se côtoient plusieurs heures par jour.
[3] Un retrait régulateur (de l’homéostasie du sang, par exemple, selon les aléas de la scène de la jungle) et un retrait donateur (des géniteurs, des maîtres).
[4] Nous avons tous cette expérience, que celle-ci ne nous est pas offerte sur un plateau, qu’elle demande un long travail intellectuel et spirituel.
[5] Heureusement que l’on parle aussi d’ ‘anti-matière’, ce qui semble souligner que, s’agissant du même ‘monde’, ce n’est pas notre ‘monde’, ni notre ‘matière’.
[6] Il n’y aura que les protons, électrons et photons pour durer stablement tout seuls, les neutrons même pas une heure.
[7] Sans qu’il soit sans doute ici question de la séparation entre sujet et objet, mais toute ‘séparation’ exclusive est suspecte à des yeux derridiens.

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