lundi 18 février 2008

Évolution et hétérarcie

Logique de l’évolution par supplément (1) : vers l’hétérarcie

92. Vu de la Terre avec nos sciences, l’Univers constitue une seule scène de circulation de graves qui s’est dédoublée en d’autres qui ont ajouté aux précédentes de nouvelles règles de circulation. Pour voir un peu plus clair, si l’on prend le point de vue de la stricture de l’énergie excessive et chaotique, on peut dire qu’il y a quatre grandes lignées de (sous) scènes : celle de la gravitation (stricturé le noyau atomique), celle de l’alimentation (le programme génétique), celle de l’habitation humaine (la privation des unités sociales avec interdit de l’inceste ou équivalent), celle de l’inscription (le système phonologique). Dédoublées les unes à partir des autres, les lignées terrestres se sont dédoublées à leur tour - par différenciation en des espèces variées - en de nombreuses sous-scènes, selon deux longues évolutions, l’une biologique et l’autre historique; à même type de stricture, ces évolutions ont consisté en une complexité croissante du jeu oscillant en retrait régulateur.
93. Regardons du côté de ce jeu d’oscillations. Les cellules d’un mammifère font tout ce qu’il leur faut faire dans leur spécialité pour arriver à être nourries, cette nourriture leur permet­tant ensuite de faire tout ce qu’il leur faut faire dans leur spé­cialité pour arriver à être nourries, et ainsi de suite, sans que l’on puisse décider entre ‘faire’ et ‘être nourrie’, entre l’actif et le passif. Appelons ceci le cercle homéostatique. C’est l’indéci­da­bilité de ce cercle qui rend très difficile d’étayer théoriquement une logique, soit de l’origine de la vie, soit de son évolution ensui­te. Car les cellules et leur programme génétique, liées entre elles par la circulation du sang, tiennent tenacement à leur reproduction telles qu’elles sont : l’évolution devrait être impossible[1]. De même, Lévi-Strauss a décrit les sociétés dites primitives comme des sociétés froides, c’est-à-dire résistant aux inventions et au changement historique, « sociétés contre l’État », a renchéri P. Clastres. Comme les cellules, il s’agit d’une résistance à l’évolution, d’une sorte de cercle répétitif de l’ordre de la parenté, leurs mythes et rituels ayant essentiellement un rôle conservateur (« on fait comme nos pères ont toujours fait »). Heidegger a parlé du cercle herméneutique : on ne rentre dans un texte sans être déjà, en quelque manière, au-dedans de sa problématique. C’est l’énigme de l’apprentissage, sinon de son impossibilité : à marcher, à nager, à parler, à devenir indigène d’une unité sociale, résidence tribale ou laboratoire fort spécialisé ; et pourtant, de même qu’il y eût évolution, on apprend tout le temps (sans qu’on s’en étonne suffisamment), les sociétés se ré(pro)duisent malgré les contradictions entre les envies de leurs unités locales d’habitation. Énigme encore que celle des inventions impossibles qui ouvrent de nouveaux paradigmes ; il y en a pourtant. C’est, à chaque niveau, l’inconciliabilité et l’indissociabilité entre les deux lois du double bind, entre l’autonomie donnée et l’hétéronomie donatrice qui reste en retrait, qui, dans le jeu complexe des événements, rend possible ce qui est impossible, sans que l’on sache comment. Et puisqu’on ne sait pas, il faut dé-cider, rompre le cercle pour le comprendre. Ce fut l’œuvre de la définition, qui a cassé le cercle herméneutique ; de Crick qui a décrété le dogme du déterminisme génétique pour assurer l’évolution par les seules mutations ; de Newton ayant recours au Créateur pour mettre en orbite les planètes du système solaire[2] ; des pères, maîtres et autres chefs qui punissent pour qu’on soit forcé d’apprendre. Les doubles binds résistent pourtant : car, au-dessus du minéral tout au moins, il n’y a capable de durer que des homéostasies, ces équilibres instables que Prigogine nous a donné à comprendre.
94. Le motif du supplément, que Derrida (1967a) a proposé pour comprendre les rapports entre sexualité et écriture chez Rousseau, peut venir ici en aide. Un supplément vient en plus, ajoute quelque chose à ce qu’il y avait déjà, en y suppléant une caren­ce, un manque, qu’il vient combler, à la façon d’un joueur suppléant qui remplace dans une équipe celui qui vient de se blesser : c’est un surplus indispensable au suppléé. Si l’on veut penser ainsi l’évolution, ce manque de la scène précédente est rempli par de nouveaux assemblages en une nouvelle sous-scène. Paradoxe prigoginien, le manque ici est un excès d’énergie qui manque d’ordre, de stabilité, qui deman­de donc un supplément[3]. Or, il semble que chez Derrida, qui reprendra souvent ce motif, il a joué surtout pour articuler nature et culture, comme on dit, sans rupture entre eux, sans dualisme donc. Voici un exemple, celui de l’invention du néo-cortex chez les oiseaux et mammifères, dédoublé à partir de l’ancien (poissons et reptiles)[4]. Il y a un double effet supplémentaire, d’ajout et de retour en arrière. Celui-ci, l’homéo­thermie (le sang chaud) due à ce surplus cérébral, bénéficie le système de nu­trition qui peut en conséquence s’adapter à des climats fort différents (c’est plutôt ‘biologique’, ‘naturel’). Le premier accorde un essentiel développement d’habitation, traduit, je crois, dans un éventail accru de ruses et stratagèmes, soit de prédation et de fuite, soit la capacité de démarquer un territoire à soi, un habitat, et de le défendre : les nids en seraient les témoins éloquents, la possibilité de la technique à venir. L’émission de so­norités se sera accrue : les oiseaux encore et leur chants, la possibilité de la parole à venir. Il s’agit donc de ‘créer’ un ‘monde’ pour les groupes, un monde à l’extérieur (plutôt ‘culturel’), celui des nids, des branches d’arbre, des trous, des sons aussi, des vi­brations de l’air à certaines fréquences : ‘nature’ et ‘culture’ y sont déjà indissociables, puisqu’on ne peut réserver la nature au seul système de nutri­tion (ce qui sera peut-être le cas chez les plantes).
95. Ce motif derridien permet de généraliser la transition historique des sociétés à maisons autarciques aux sociétés hétérarciques contemporaines, permet une approche de la logique des évolutions, autant biologique qu’historique, voire de l’énigme des origines[5]. La logique de l’autarcie est celle de la juxtaposition d’assemblages semblables, homogènes, tandis que l’hétérarcie consiste en une nouvelle organisation d’assemblages spécialisés, hétérogènes, créant donc un assemblage d’un niveau plus élevé. Or, c’est ce que l’on trouve d’abord dans le passage du non vivant au vivant, un grave (une pierre, l’eau) étant une juxtaposition de molécules égales, une cellule un nouvel ordre de molécules spécialisées, différentes entre elles. C’est ensuite la logique de l’évolution biologique : des colonies d’unicellulaires donnent d’abord des organismes (à cellules spécialisées) en segments juxtaposés ; la grande étape suivante, répétée et chez les invertébrés et chez les vertébrés, a été celle des espèces à métamorphoses, passage d’un stade par segments juxtaposés à un stade où la spécialisation se généralise à l’ensemble de l’organisme ; enfin, les espèces au-dessus ont trouvé les moyens pour que leur embryologie soit déjà celle de la spécialisation organisée des tissus.
96. On retrouve une semblable logique dans l’évolution historique des sociétés humaines. Les plus simples ont segmenté leur population en unités locales, où les usages sont déjà spécialisés[6], comme partout dans la suite, mais l’ensemble de la société est la juxtaposition de ces unités. Les sociétés à maisons juxtaposent les agricoles qui assurent les fonctions de nourriture, mais en spécialisant celles de défense par celles des nobles, tandis que les villes ébauchent déjà le futur supplément hétérarcique dans les maisons d’artisans spécialisés (l’ensemble régional en autarcie) ; toutefois, ces divers types de maisons assurent toutes la reproduction sexuelle de parenté, ensemble l’hérédité et l’héritage. Et ce sera le développement hétérarcique des villes, fécondé par les laboratoires scientifiques et par l’école, qui cassera les maisons autarciques entre des unités d’activité économique (ou équivalent) spécialisée et des unités exclusivement de parenté, les familles. Cette hétérarcie a connu aussi des développements, jusqu’à sa tendance actuelle à se globaliser. Ceci posé, une nouvelle question fait jour: pourquoi donc avoir abouti à ces unités spécialisées dans la reproduction sexuelle ? Y aura-t-il un autre aspect de la logique cachée des évolutions, biologique et historique ?


[1] C’est aussi pro­ba­ble­ment ce qui rend très dif­ficiles les recher­ches concernant l’em­bryologie.
[2] L’inertie de chaque planète est passive en tant que ‘donnée’ par le champ (§ 79), active en tant que jouant en celui-ci sur les autres. Les lois de Newton permettent de comprendre son fonctionnement, pas comment cela a commencé.
[3] Chez Rousseau d’ailleurs aussi.
[4] Celui-ci est le responsable de l’homéostasie du sang et de son articulation avec les comportements de prédation et fuite. Le néo-cortex, dont les graphes passent aussi par le paléo-cortex (c’est pourquoi il s’agit d’un double cerveau, pas de deux cerveaux), se spécialise dans ces comportements. Cette articulation, la plus énigmatique qui soit, entre les hormones du paléo cortex et donc l’homéostasie du sang, d’une part, et les neurotransmetteurs et graphes du néo cortex, d’autre part, est le lieu énigmatique dudit psychosomatique, probablement des maladies ainsi nommées.
[5] Cette énigme consiste pour l’essentiel en ce que c’est la répétition, la reproduction, qui est originaire, que donc il n’y a pas d’origine.
[6] À la façon des molécules d’une cellule.

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