lundi 18 février 2008

Scène et laboratoire

Scène et laboratoire

36. Les exemples de la voiture, du mammifère et de la parole humaine ont illustré divers niveaux de scènes de circulation structurellement aléatoire. Les ‘choses’ qui y circulent, machines, animaux, discours, sont structurées – par fabrication, dans le premier cas, naissance et croissance dans le second, apprentissage dans le dernier – de façon à pouvoir y être autonomes. Et il va de soi que c’est cette autonomie même qui a depuis toujours posé problème à ceux qui se sont interrogés et ont demandé ‘pourquoi ?’. La difficulté de nos ancêtres en curiosité était la complexité des interactions dans les scènes, il y avait beaucoup de facteurs, le plus astucieux, Aristote, a démêlé les facteurs accidentels de ceux qui étaient spécifiques ou essentiels, a rendu possible et opératoire notre motif d’‘espèce’, a été aussi loin que possible par la seule ‘observation’. Ce que nous, modernes, appelons ‘science’ a surgi au 17e siècle avec l’invention du laboratoire à partir des arsenaux, chantiers et d’autres métiers mécaniques[1]. Le laboratoire est, après la définition, une autre sorte de réduction, de retrait suspensif, d’opération de connaissance : puisque la scène et ses entités sont très compliquées, il faut en enlever une partie et créer à part, de façon délimitée très précisément, une expérimentation, un ‘mouvement’ disons, à mesurer au début et à la fin. On a vite compris que, dans ces conditions bien déterminées, on trouvait toujours des répétitions, permettant petit à petit de formuler des « lois de la nature ». Sans que je sache dire où et comment cela s’est passé, il se trouve que l’un des mots latins pour ‘définition’ ou ‘délimitation’, celui de ‘détermination’[2], est venu à coïncider avec celui dont on avait hérité d’Aristote, à savoir celui de ‘cause’ comme ce qui, dans ladite nature, est la ‘raison’ du mouvement analysé au laboratoire. Il va de soi que les savants ne s’intéressaient au laboratoire qu’à cause de cette ‘nature’ mouvante qu’il s’agissait de comprendre. Et, de même que le langage qui permettait de penser a été congédié par l’idée, par la représentation mentale, à la fonction subalterne d’un instrument, le laboratoire a aussi été oublié : le sujet savant était tout de suite aux prises avec l’objet naturel, ce qui se passait au labo, c’était ce qui se passait dans la ‘nature’ ; les déterminations que le laboratoire opérait (en excluant d’autres facteurs) se passaient comme çà, sans plus, dans la scène[3], le déterminisme de la ‘nature’ s’est imposé aux savants[4], car c’était bien leur raison d’être : découvrir des régularités, des lois scientifiques acceptables par tout le monde.
37. C’est peut-être grossier, beaucoup de savants se sentiront injustement jugés. Il va de soi qu’il ne s’agit pas ici de querelles entre spécialistes, entre savants et philosophes, je m’étonne seulement de ne pas trouver ces questions soulevées même dans les derniers dictionnaires de philosophie des sciences, en tout cas pas dans les œuvres de divulgation dues à des scientifiques. Ce que je prétends, l’ingénieur d’une voiture (ils sont légion de spécialistes divers) pourrait aisément l’illustrer : travaillant toujours sur des expérimentations fragmentaires, il ne peut les relier pour avoir une machine (travail théorique) qu’en ayant toujours les yeux tournés sur la scène du trafic et leurs injonctions (en ‘bifurcation’). Les relations de cause et effet sont l’essentiel du travail sur chaque fragment au laboratoire, mais la conception théorique de l’ensemble se rapporte aux lois de ladite nature : la composition des règles trouvées ne peut se faire qu’en fonction de l’aléatoire de la scène.


[1] Newton a conçu sa ‘science’ comme de la philosophie jouant avec de la géométrie et de la mécanique.
[2] Fines (définition), termo (détermination), limes (délimitation), sont des mots latins à peu près synonymes, pour frontière, fin, terme, limite.
[3] En posant à un ami physicien l’exemple de la voiture, j’ai été assez surpris de le voir m’objecter les petites causalités des diverses pièces les unes sur les autres. Son raisonnement était celui du laboratoire.
[4] Il y a eu ici aussi sans doute dans cette affaire des ‘déterminations’ philosophiques, voire théologiques. Le déterminisme de St. Augustin a été repris dans le débat entre protestants (Luther et Calvin étaient des augustiniens) et catholiques, les savants appartenant surtout aux pays dominés par les premiers.

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