lundi 18 février 2008

Les mammifères et les langues humaines

Les mammifères et les langues humaines

22. Venons-en à un autre critère que l’exemple de la machine ne peut pas illustrer, car il touche aux phénomènes de donation concernant les vivants, que l’on ne retrouve que dans quatre domaines scientifiques, à l’exclusion de la physique et de la chimie. Et il est si important que, à lui seul, il justifie que ces deux sciences n’aient pas ici la place prépondérante qui était la leur en philosophie des sciences. Il faudra en effet, en ce qui les concerne, ‘adapter’ à la phénoménalité de leurs inertes et aux champs respectifs les découvertes des autres cinq domaines de la nouvelle phénoménologie.
23. Tâchons d’articuler les découvertes biologiques de la génétique et de la neurologie. Soit une espèce de mammifères qui, donnée par la nature, se reproduit. Le couple d’une femelle et d’un mâle doit engendrer des doubles, mâles et femelles, qui d’une part soient les mêmes (de la même espèce) et qui d’autre part ne soient pas identiques (ce sont d’autres individus). Pour qu’ils se reproduisent, ces individus doivent habiter un territoire écologi­que propice à leur nourriture et à leur sécurité. Pour ces deux types de reproduction, de l’espèce et de l’individu, la nature joue de la même manière, nous a appris la biologie moléculaire: la mêmeté de l’espèce et de l’ensemble organisé des comportements des individus est assurée par le même programme génétique. Celui-ci toutefois - contre ce qu’il semble que beaucoup de généticiens pensent, à croire en leurs déclarations dans les journaux - ne peut pas déterminer ces comportements de forme stricte, puisque chaque individu devra agir en fonction de l’aléatoire des proies à pren­dre, des fuites pour ne pas devenir la proie d’autres, etc. : on retrouve l’aléatoire comme dans le cas du trafic automobile. Sauf qu’ici c’est plus compliqué : la mê­meté doit jouer essentiellement sur la possibilité de l’alté­ration due à l’autre que l’on mange et à l’environnement en général, mais sans perdre la mêmeté de l’espèce; pour cela, il faut que le pro­gramme génétique puisse, à la fois, régler le jeu chimique du métabolisme de sa cellule[1] et empêcher ses molécules d’être altérées chimiquement: il faut qu’il reste retiré (en langage heideggérien) dans le noyau, ce qui est le ré­sultat de cet admirable mécanisme de la duplication d’un seg­ment de l’ADN en ARN messager, qui opère la synthèse chimi­que de la protéine requise et se dégrade ensuite (Monod et Jacob), l’ADN restant gardé comme le même en vue de la prochaine fois. Il doit en outre contenir en lui toutes les règles nécessaires aux synthèses de protéines dans chacun des 200 types de tissus cellulaires d’un mammifère, selon l’aléatoire aussi de la nourriture qui arrive à la cellule et les teneurs du sang, sur l’équi­libre duquel le jeu hormonal veille
24. Un trajet rapide par l’anatomie de notre mammifère montrerait aisément comment elle est orientée pour assurer le métabolisme de toutes et de chacune de ses cellules : la circulation du sang y apporte l’oxygène et les nutriments, tandis que les appareils digestif et respiratoire se chargent d’alimenter le sang; les muscles et les pattes, le cerveau et ses organes de perception, doivent agir sur le territoire pour trouver de quoi manger, boire, respirer. Comment y arrive-t-il ? Il doit être aiguillonné par le jeu hormonal qui, attentif à l’équilibre homéostatique du sang entre deux seuils[2], doit l’as­surer, actionné par voie génétique. Si le sang manque de nutriments, le paleocortex secrète des hormones de la faim qui meuvent le système de la mobilité que le néocortex gouverne. Or, il ne pourra chasser ni fuir à un éventuel prédateur sans que quelque chose de ce territoire ne soit inscrit durablement dans les synapses de son cerveau, selon les graphes du neurologiste J.-P. Chan­geux. Ces graphes, de leur côté, sont eux aussi réglés pour que des actions aléatoires deviennent pos­sibles, des comportements réglés à par­tir des organes de per­cep­tion jusqu’aux muscles de la motilité, après avoir traversé le double cerveau, le paléo-cortex émotionnel hérité des poissons et reptiles et le néo-cortex des oiseaux et des mammifères, plus développé chez nous, les humains. Tout cela implique donc chez les mammifères un certain apprentissage et la mémoire respective. Ce qui a comme conséquence que rien de ce qui, dans un com­portement, implique une quelconque connaissance du territoire écologique et de ses situations aléatoires (de chasse et autres) ne peut être strictement déterminé génétiquement. Dans le cas des humains, les règles de ces comporte­ments sont les usages sociaux (qui devront être l’objet des sciences des sociétés), plus généraux ou plus spécialisés selon, qui sont inscrits en nos cerveaux de façon à ce que nous soyons plus ou moins habiles dans leur effectuation, de façon à ce que nos comportements se fassent spontanément, à partir du de­dans, en tant que nôtres, malgré leur origine au-dehors, appris. Soit un exemple bête de cette non-détermination génétique : si j’ai faim, il s’agit d’un effet génétique au vu du taux de nutriments de mon sang, mais si je dois manger un sandwich, frire des œufs ou aller au restaurant, c’est une décision qui n’a plus rien de génétique.
25. De même, le lion affamé ne se rassasie que s’il a la chance de trouver une proie et que celle-ci n’ait pas, à son tour, la chance de lui échapper. C’est pourquoi, dans l’évolution des vertébrés, l’olfaction (jouant chimi­quement, à la façon des hormones) a dû céder le pas stratégique à la vision, au­dition et tact et aux apprentissages respectifs : c’est dire que le jeu chimique de type hormonal, moteur des comportements (la faim, par exemple), est lui aussi de plus en plus retiré du territoire, au fur et à mesure du développe­ment du néo-cortex. Retirés donc du territoire, les gènes et les hormones sont aveugles par rapport à lui (comme le cylindre de l’automobile par rapport au trafic), ne peuvent donc déterminer aucun des comportements, quoique ce soit le jeu génétique sur les hormones qui en reste le ‘moteur’.
26. On arrive ainsi aux deux lois indissociables et inconciliables des espèces animales. L’une est l’autonomie de chaque individu, réglée à par­tir des retraits de ses gènes et de son jeu hormonal, qui ne cherche que sa propre reproduction[3], sa vie, l’ajournement de sa mort, étant pour cela obligé de manger d’autres vivants, végétaux ou animaux; l’autre loi, c’est la loi de l’ensemble de tous les autres animaux qui cherchent le même, puisque aucun ne survit sans le sacrifice d’autres vivants: c’est la loi de la vie, la loi de la jungle. Ce qui est fort étonnant, c’est que cette loi - inconciliable avec celle de l’autoreproduction de tout un chacun qui en fait partie (toutefois, elles sont indissociables) - soit efficace, que son efficacité soit le secret ultime de l’évo­lution, de ce que Darwin a appelé sélection naturelle[4]. En effet, de même que la loi du trafic commande l’ingénierie d’une voiture, de même l’anatomie de chaque espèce est com­mandée par la loi de la jungle, anatomie très précisément adéquate à la meil­leure façon de chasser et de ne pas être chassé: autant de mil­lions d’espèces, quelle panoplie immense d’astuces si différentes, éventail inépuisable des arts de capturer et de s’en défendre, poisons, griffes, mandibules et fortes dents, trompe et cornes, fards et toiles d’araignée, refuge dans des terriers ou en grimpant aux ar­bres, jusqu’aux ailes pour s’envoler. Le jeu de l’altération, autant dans la sexualité que dans la nourriture, est ainsi structurel à la reproduction du même, c’est ce qui n’existe pas dans la machine : ce que je mange, c’est l’autre vivant (animal ou végétal) qui devient moi-même; ceci étant vrai dès la première cellule, chaque animal est ‘fait’, substantiellement si l’on veut, dans chacune de ses cellules et molécules, d’autres vivants d’autres espèces. Étonnante loi de l’alimentationnalité.
27. C’est pareil en ce qui concerne mes usa­ges, que j’apprends d’autrui et qui deviennent mes usages à moi, de façon telle que sans eux je ne suis personne, même pas ‘moi’ : le processus de l’apprentissage, par exemple de la façon de conduire une voiture, ‘fabrique’ son usager, lui accordant la spontanéité d’un talent singulier. Le langage en est un autre. De ce mé­canisme rappelons com­ment la linguistique d’inspiration saus­surienne a mis en lumière la double articulation des langues humaines (A. Martinet) : les mots sont d’une part constitués de phonèmes (ou lettres), d’autre part ils s’articulent en phrases. Eh bien, qu’est-ce qui y est retiré? Les cris élémentaires des hominidés nos ancêtres, changés en phonèmes, c’est à dire en sons sans signification, qui ne sont l’image de rien, ne voulant rien dire (à l’instar des lettres), retirés donc du champ de la communication et de l’échange directs : à partir d’eux, les lan­gues forment des milliers de mots avec lesquels on peut communiquer, en les enchaînant en phrases très ré­glées, selon des règles syntactico-sémantiques (M. Gross) auxquelles personne n’échappe, qui s’exercent en nous spontanément sans que l’on sache comment, selon des règles qui sont les mêmes chez tous les par­leurs d’une même langue (c’est cet automatisme que l’on perd quand il y a ablation de l’aire corticale de Broca). Ces phrases, enchaînées à leur tour en discours, permettent aussi que le sens des mots les plus fré­quents connaisse une variabilité polysémique relative et réglée et augmente ainsi l’éventail des possibilités de dire. Cette double articulation, Martinet l’a montré il y a plus de 50 ans, est corrélative, d’une part de l’économie physiologique de notre phonation, qui n’arrive à articuler de fa­çon distinctive que quelques dizaines de sons simples (à l’instar des touches de nos claviers), d’autre part de notre capacité de mémoire cérébrale verbale, puisqu’on dit que nous n’utilisons que 3 à 5 mille mots, tout en arrivant à en reconnaître quelque 30 mille. Comment donc marche ce lan­gage ainsi adéquat à notre anatomie? De façon telle que, d’une part, les mots et les autres règles de la langue sont communs à tous, ils nous viennent des autres, et l’on peut ainsi s’entendre, d’au­tre part que ces phrases intégralement réglées sortent chez nous très spontanément (sans qu’on y songe, sans qu’on puisse songer à toutes les règles qui s’y jouent), rarement on bégaie pour cher­cher un mot précis, et de façon tout à fait adéquate à la situation aléatoire de conversation ou autre dans laquelle on parle. En ef­fet, une conversation - où chacun prend le fil de ce qu’il vient d’écouter pour lui ajouter quelque chose d’autre, en accord ou en contradiction - n’a de sens que parce chacun des interlocuteurs est plus ou moins surpris par ce que l’autre dit, ne sait pas d’avance ce qu’il va répondre, doit donc être capable d’improvi­ser selon le fil aléatoire de la conversation, mais en suivant les règles de la langue, communes à tous. Tout comme une voitu­re dans le trafic de la route. Il faut s’arrêter un peu et songer à cette chose extraordinaire : nous pensons spontanément avec les mots des autres, les mots de tout le monde. C’est l’une des plus grandes questions de la pensée occidentale, jamais bien posée, qui a connu, depuis Platon - sa réminiscence (Ménon) et sa maïeutique (Théétète) -, les réponses les plus diverses[5]. Et pour cause. Il y a ici aussi deux lois inconciliables qui se jouent indissociablement: celle du sens commun, que tous partagent, d’une part, dans le commerce ou trafic de ladite communication, celle de la pulsion à parler singulièrement de tout un chacun, à nous faire remarquer par un dit inédit, qui mènerait à la folie s’il n’y avait pas la contrainte, dès l’enfance, à se conformer à la perti­nence de ce sens commun, à dissimuler ce qui lui monte spontanément à la tête (Flahault, § 63) et qui, si elle était en contradiction avec la loi de tous, pourrait lui valoir la réputation d’être stupide, voire fou, et d’être donc marginalisé sociale­ment. Dans nos rêves, par contre, la folie triomphe souvent.
28. Ces mécanismes d’autonomie ne fonctionneraient pas de façon autonome, justement, s’il n’y avait pas un autre type de re­trait que celui du ‘moteur’: le retrait de ceux qui donnent le mé­canisme lui-même, ses règles égales à celles de tous les individus, de l’espèce ou de la langue. La mère d’un mammi­fère humain qui le porte dans son ventre (le père s’étant retiré tout de suite après la copule) se retire de façon progressive: grossesse et ac­couchement, retrait mais avec alimentation au sein, sevra­ge, un autre retrait, apprentis­sages des gestes de voir et manipuler, de la marche, de la parole, et ainsi de suite, jusqu’à ce que, adul­te, il quitte la maison parentale. Ce retrait des parents se manifeste de façon éclatante à leur mort, les enfants y restent autonomes sans eux : autant pour l’ADN réglant leur nourriture et croissance que pour l’u­sage de la parole. Les poètes eux-mêmes ne disposent pour faire un poème que des mots des autres (Ma­nuel Gusmão) : le langage est ce méca­nisme fa­buleux venu tota­lement du dehors, d’une très ancestrale tradi­tion, qui - énigme des énigmes - rend possible le talent sin­gulier d’un Borges, d’un Char, d’un Dostoiewski ; les traces des autres, de ceux dont nous avons appris tel ou tel mot, tel ou tel savoir, il faut qu’ils soient absolument effacés pour que ces traces parlent en nous notre parole autonome. Si l’on écoutait les autres dans ces traces (à la manière dont en rêve ils s’y mon­trent parfois), si on écoutait nos maîtres nous dicter à l’oreille ce qu’il fallait dire en telle ou telle situation, on serait des hallucinés, des fous.
29. Puisque la loi est hétéronome, donnée par d’autres, cette donation doit s’effacer absolument. On dira que ce sont des mécanismes d’autono­mie à hétéronomie effacée. C’est vrai autant de la nourriture qui nous est donnée tous les jours pour de­venir notre substan­ce vitale, que de tout ce que l’on apprend au long de notre vie: tout en sachant peut-être où l’on a appris ceci ou cela, quand nous utilisons notre savoir en parlant ou en écrivant, le souvenir de cette donation est ab­solument effacé. Et c’est cet effacement absolu qui explique sans doute qu’il soit passé, sem­ble-t-il encore de nos jours, inaperçu des savants des divers dis­ciplines qui s’en occupent. Heidegger lui-même, dont la pensée sur l’Être et l’Ereignis permet d’éclairer cela d’une fa­çon fort étonnante, ne semble pas s’être avisé de toute la portée de son travail au niveau des vivants aussi.


[1] Variable selon les tissus spécialisés et l’aléatoire de ce que l’on a mangé, des teneurs atmosphériques, les besoins de la cellule en molécules usées, etc.
[2] Tension, température, pH, teneur en oxygène et autres molécules essentielles, etc.
[3] Et celle de l’espèce aux époques du rut.
[4] Celle-ci n’est pas un ‘mécanisme’, comme on dit souvent, mais une ‘loi’ de l’évolution.
[5] C’est une longue histoire. En ce qui nous concerne, les classiques européens du 17e siècle, à la suite d’Occam, se sont occupés de ‘pensée’, en laissant le langage au rang instrumental de son ‘expression’, de l’intérieur vers l’extérieur. C’est le logocentrisme typique que Derrida a déconstruit.

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