lundi 18 février 2008

Pas de dernière instance

Qu’il n’y a pas de dernière instance (contre le réductionnisme)

104. Le réductionnisme est la prétention, chez certains scientifiques, de poser leur science à la place de la philosophie classique et de rendre compte sinon de l’ensemble des choses de l’univers (le physicalisme de certains physiciens), tout au moins de ce qui relève des sciences sociales : l’économie marxiste ou néo-libérale, la tendance de Freud et Lacan à tout expliquer par l’Œdipe ou l’inconscient, la sociobiologie, que sais-je ? Il s’agit dans tous les cas, me semble-t-il, de méconnaître la nécessité structurale du laboratoire dans leur science, dans la mesure où cette nécessité implique un geste de réduction que le réductionnisme ignore.
105. Mais la question se pose aussi des ambitions épistémologiques de la philosophie, de sa portée elle-même en tant que discipline qui a inventé la définition et la conséquente argumentation logique sur des essences absstraites : la phénoménologie de Husserl qui devrait ‘fonder’ les sciences, les divers matérialismes, idéalismes ou spiritualismes. C’est de cette primauté – marquée dans l’expression philosophie des sciences - que l’avec dans le titre de ce texte est l’abdication.
106. On l’a introduit en rapportant la réduction à la définition et en élargissant sa portée. On peut mieux préciser maintenant que, en plus du geste d’arrachement au contexte et de l’exclusion (ou réduction) générale de celui-ci, la définition a sa place, soit en philosophie, soit dans les théories scientifiques, pour déterminer la constellation des motifs respectifs de la façon la plus précise possible. Tandis que la réduction aura rapport, plus précisément, au geste de prélèvement du phénomène (arraché au contexte, qui est réduit) pour le ramener au laboratoire : s’il s’agit de physique, exemple majeur, le ramener aux opérations de mensuration et expérimentation. Celles-ci réduisent la ‘substance’ de ce qui est mesuré (espace, temps, température, masse, intensité du courant électrique, etc.) pour n’en retenir que les différences mesurées, les proportions, qui serviront à remplir les variables des équations des problèmes de ces opérations. Soit l’exemple de Galilée. Sans chronomètres à l'époque, il lui a fallu inventer la 'technique' que voici pour mesurer le temps en le 'pesant'! "Pour mesurer le temps, nous prenions un grand seau rempli d'eau que nous atta­chions assez haut; par un orifice étroit pratiqué dans son fond s'échappait un mince filet d'eau que l'on recueillait dans un réci­pient, tout le temps que la boule rou­lait dans le canal. Les quantités d'eau ainsi recueillies étaient à chaque fois pesées à l'aide d'une balance très sensible, et les dif­férences et proportions entre les poids nous don­naient les diffé­rences et proportions entre les temps". C'est specta­cu­lai­re: que l'on mesure en secondes ou en grammes d'eau, c'est pa­reil du point de vue de la 'connaissance' physique elle-même ; en fait, on n'a pas là 'du temps', pas plus que 'de l'espace', on n'a que des mesures, des différences non substan­tiel­les. Et cela suffit es­sen­tiellement à la physique. C’est pourquoi, au niveau laboratorial qui la définit en tant que science (la mathématique y étant comprise), la physique ne sait rien ni de l’espace ni du temps ni de la masse, tout en devant proposer des théories ‘philosophiques’[1] comme condition d’interprétation des expérimentations et des équations. Et c’est cette réduction du ‘substantialisme’ (de l’aristotélisme médié­val et européen) – dont Husserl a hérité, à travers Kant : celui-ci l’a introduit dans sa philosophie avec la physique de Newton, en réduisant celle-là aux tâches de la connaissance non scientifique.
107. Ainsi, par exemple, l’acoustique, région de la physique qui s’occupe des phénomènes de sonorité, ne peut rien savoir des lois linguistiques qui se jouent dans le courant sonore qu’est une parole humaine, ni non plus la physiologie de la phonation ou du cerveau. La physique est incompétente en linguistique, parce que les sons qu’elle étudie sont réduits d’abord, dans leur façon de venir au laboratoire, de leurs ‘qualités’ sonores, linguistiques ou musicales : la réduction qu’elle opère l’empêche de distinguer parole et musique dans une chanson[2]. Mais la linguistique, Saussure le remarquait nettement dans son Cours de Linguistique Générale, réduit à son tour l’acoustique et la physiologie de la phonation pour pouvoir établir la phonologie. Quand plus haut on parlait de l’irréductibilité méthodologique entre la neurologie et la psychanalyse ou tout autre psychologie (§ 75), ce qui était en question, c’était la nécessité réciproque de chacune de ces disciplines de réduire ce qui relève de l’autre[3]. D’une façon générale, toute science est science d’une certaine (sous) scène de circulation et de leurs assemblages et ne peut l’être qu’en réduisant les règles des autres (sous) scènes, soit précédant la sienne (elles sont présupposées, les nouvelles règles ne peuvent pas les contredire), soit lui étant supplémentaires (et donc jouant sur des règles nouvelles par rapport à la sienne). L’articulation interdisciplinaire que l’on souhaite favoriser ici ne peut se faire que dans le respect des autonomies de chaque discipline ou scène. Et pourtant aucune de ces scènes et sciences respectives n’est indépendante des autres, puisque toutes sont supplémentaires les unes aux autres, s’articulent entre elles selon des doubles binds.
108. Ceci étant, il est aisé de montrer les interdépendances réciproques. Que toutes les sciences européennes dépendent de la philosophie, leur histoire le démontre aisément : toutes ont pris naissance à partir d’elle, en reformulant, ‘de façon ‘philosophique’ tout d’abord, les catégories reçues de leur tradition (et les méthodes, à commencer par la définition et par sa façon d’argumenter gnoséologiquement). Et continuent d’en dépendre : par exemple, aucune science ne peut justifier, avec sa méthodologie, ni son laboratoire ni sa conceptualité, ni ces notions elles-mêmes, de ‘notion’, ‘science’, ‘justification’, ‘méthode’, ‘concept’, ni non plus ceux d’ ‘essence’, ‘matière’, ‘réalité’, ‘phénomène, ‘description’, ‘définition’, etc., etc. Mais la philosophie n’en dépend pas moins, dans son histoire, de la géométrie (Platon), de la zoologie et de la botanique (Aristote), de la mathématique (Descartes, Leibniz, Husserl), de la physique de Newton (Kant), etc. De même qu’aujourd’hui elle ne peut pas ne pas dépendre de l’histoire (exemple d’Aristote et Kant de tantôt), ni des philologies linguistiques (du grec, du latin, de l’allemand, etc.), même quand un Heidegger (1968) reformule, avec des arguments philosophiques, les traductions acceptées d’un chapitre de la Physique d’Aristote. De leur côté, ces philologies ne peuvent pas non plus faire leur boulot sans connaître l’histoire de la philosophie. De jure, en plus de la philosophie, autant l’histoire et/ou la sociologie[4] que la philologie linguistique sont incontournables pour l’interprétation des connaissances scientifiques produites dans une langue et un contexte social donnés, sans que l’on puisse, me semble-t-il, dire la même chose de la physique–chimie ou de la biologie, dont pourtant les règles sont décisives pour tout ce qui relève de l’humain. C’est cette absence de dernière instance qui justifie la levée de la parenthèse kantienne ici : la philosophie avec sciences est, d’une part, le repérage de ce qu’il y a de philosophique dans les principales sciences, comment leurs découvertes au 20e siècle permettent de réélaborer le discours philosophique, d’autre part, la démonstration du ‘sol’ historique commun qui est celui des six disciplines et de leurs interdisciplinarité essentielle.



[1] C’est pourquoi Heidegger disait que les sciences ne ‘pensent’ pas. Mais il aurait dû ajouter que les scientifiques pensent en philosophes : c’est pourquoi leurs théories sont justiciables de critique philosophique ou épistémologique.
[2] Donc ni les lois physiques de l’Acoustique ni celles, biologiques, de la Génétique ou de la Neurologie ne déterminent celles des langues, merveille de Babel menacée, pas plus que celles des mathématiques ou des musiques.
[3] On peut dire que A. Damásio a découvert, chez ses patients du type Phineas Gage, la réduction des neurotransmetteurs des usages de travail qui a laissé les seuls graphes de Changeux, les petites répétitions de ces usages. Et il se peut aussi que les rêves soient, à l’inverse, les seuls neurotransmetteurs jouant dans les seuls graphes cérébraux, sans l’intervention des zones Broca et Wernicke du langage (desquels relèveraient ce que Freud a appelé « élaboration secondaire »).
[4] Voire l’anthropologie qui étudie un laboratoire (B. Latour).

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