lundi 18 février 2008

Le double lien social

Le double bind social

43. Les sociétés doivent se nourrir (à charge des unités locales d’habitation) et se défendre des autres (à charge de l’ensemble). En effet, d’une façon générale, dans n’importe quelle société mais avec des concrétisations plus ou moins complexes, on doit distinguer ces unités locales d’habitation - tribales, maisons anciennes, unités d’emploi (ou institutions) et familles dans la modernité – de l’ensemble social, disons public, qui concerne toute la population (fêtes, guerres, législation, etc.). Toute unité locale doit être retirée de ce commun, qui en est privé, ce mot disant heureusement le retrait strict social. Que ces unités soient privées, c’est la condition de l’habitation quotidienne elle-même, le retrait nécessaire pour que les usages ne soient pas encombrés par la foule extérieure. Les unités qui reçoivent des clients ont elles-mêmes toujours une zone privée, liée à leurs usages de ‘production’. Mais, d’autre part, ces usages n’ont pas été inventés par les gens qui les ont appris, plus ou moins pareils aux autres unités sociales, ils sont le lot commun de la société. La privation dit que c’est ce commun qui a été approprié par l’unité privée. De façon tout à fait générale, en dehors du sens juridique, toute propriété privée est en retrait du commun (désappropriation) [1], étant d’autre part appropriée pour que l’habitation (les usages) soit possible de façon dynamique, organisée en autonomie, libre. L’unité sociale lie ses habitants dans le système des usages, d’un lien qui est de lui-même social, à peu près le même que dans les autres unités.
44. Mais puisque la raison d’être de cette privation est la dynamique de son appropriation, qu’elle soit ‘propre’ aux gens de l’unité, leurs envies suivront la règle générale de toute envie : d’être le meilleur, d’être envié par les autres. Les vêtements et autres ornements, le luxe, les cadeaux, la générosité des fêtes données, des potlachs aux mariages richissimes, on retrouve partout cette logique, qui cristallise dans le culte du ‘nom propre’ de l’unité, de l’honneur de la maison, du prestige de l’institution. Il va de soi que cette dynamique menace l’ensemble social de désagrégation, empêchant les solidarités nécessaires en cas de catastrophe et notamment de guerre. C’est pourquoi les diverses unités sociales sont liées par un lien social global, par une loi de régulation des échanges et de la résolution des conflits, qui est garantie par une instance d’autorité.
45. Le lien social est donc double, liant d’une part les gens dans chaque unité et d’autre part les diverses unités en une société. Celui de chaque unité sociale, songeons aux sociétés dites primitives, doit assurer la reproduction de tout un chacun, nourriture notamment, doit donc tenir compte des bonnes dimensions de l’unité au vu de la démographie, des naissances, et des conditions écologiques ; c’est la fécondité de la terre, femmes y comprises, qui donne la règle de segmentation : il ne faut pas trop d’habitants ni trop peu, pas trop d’envies ni trop peu. Or, comme la fécondité est la richesse que toutes les unités locales recherchent et qui attire donc les envies des unes sur les autres, on comprend que la loi qui régit le lien de chaque unité soit inconciliable avec la celle qui régit l’ensemble et doit faire contenir les excès ; d’autre part, dans la mesure où toute seule, aucune unité ne pourra se défendre des autres tribus étrangères guerrières, ces lois sont ainsi indissociables.



[1] C’est vrai aussi de ce que nous avons de plus ‘propre’, notre singularité, notre ‘je’, notre pensée, qui nous viennent des usages communs désappropriés des autres et appropriés (appris) par nous (ou bien ce sont eux qui nous ont appropriés). Les mots des autres avec lesquels nous pensons, on l’avait dit, deviennent ‘nos propres’ mots.

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