lundi 18 février 2008

Unités sociales

Unités sociales : usages, apprentissage, envies

38. Il faudrait tout d’abord distinguer les sciences des sociétés, celles dont le domaine est, de jure, celui de l’ensemble d’une société, à savoir l’anthropologie (sociétés peu complexes), l’histoire (sociétés agricoles autour de villes) et la sociologie (société modernes où les scientifiques interviennent), avec une indécision entre les deux dernières en ce qui concerne les derniers siècles comme période de transition, les distinguer donc des sciences sociales spécialisées en certaines structures sociales (et respectives statistiques) : démographie, économie, linguistique, science juridique, médicine publique, etc.
39. L’analyse des structures élémentaires de la parenté par Claude Lévi-Strauss dépend de la sexualité, un des plus étranges phénomènes biologiques[1] : un incroyable gaspillage, l’excès de production de gamètes et, de plus en plus quand on monte dans l’échelle des vertébrés, de pulsions sexuelles au coït (délimitées toutefois par les cycles du rut) ; en effet, l’organisation de la sexualité pour la reproduction de l’espèce a été inventée par l’évolution en fonction des probabilités d’une rencontre hasardeuse entre deux cellules femelle et mâle. La biologie animale contredit ici tous les principes d’économie de l’anatomie et de la physiologie de ses organismes. Or, chez les humains, la disparition du rut pousse ce gaspillage pulsionnel à un tel excès qu’il semble que l’universalité de l’interdit de l’inceste se justifie comme condition stricte de la convivialité quotidienne des humains[2]. Ce serait en effet une conséquence de la leçon de Lévi-Strauss, l’interdit de l’inceste, c’est l’exogamie : tout se passe comme s’il ne pouvait y avoir des unités locales d’habitation stables que si la sexualité y est strictement restreinte, d’une part, ce qui pousse, d’autre part, les diverses unités locales[3] à échanger leurs filles et donc à créer des rapports sociaux d’alliance parentale entre elles. Ces rapports d’alliance et d’échange font la société : avec l’échange des femmes, ils établissent les conditions de dimension démographique qui rendent possibles l’invention et la transmission des usages tribaux, langue, mythes et rituels y compris, la solidarité dans des situations spéciales, notamment en cas de guerre[4].
40. Mais, d’un point de vue phénoménologique, les sciences des sociétés sont moins avancées que les autres. Les humains étant des animaux dont la biologie s’occupe, qui doivent se nourrir et sont mortels, leur double reproduction, au jour le jour et de génération en génération, doit être la question cruciale de toute société, par où il semble que l’on devrait commencer leur approche, dans le sens d’en trouver une définition générale de société, qui soit valable dès les tribus aux nôtres[5]. On peut en effet essayer de trouver une analogie entre disciplines sociales et biologiques, puisqu’on a parfois dans le passé métaphorisé les sociétés comme des organismes. Les unités de ceux-ci sont les cellules, elles-mêmes composées de molécules diverses, de même que les discours linguistiques, qui se reproduisent aussi, ont les mots en tant qu’unités, composés à leur tour de phonèmes (ou lettres). Proposons que les unités sociales d'habitation d’une société sont leurs ‘cellules’ – dont le but majeur est leur double reproduction, au jour le jour et entre générations - où habitent des segments de leur population et qu’elles sont composées, dans leur activité quotidienne et à longueur d’année, par les usages auxquels leurs habitants se vouent (les ‘molécules’ sociales). Il n’est pas difficile d’accepter que, étant mortels, ils doivent avoir comme préoccupation vitale celle de faire apprendre ces usages aux nouvelles générations qui les remplaceront. Une société n’est pas sa population, qui n’est pas empiriquement la même tous les cinquante ans ; il faudra la définir par le système d’usages qu’elle reproduit incessamment dans la Terre géographique qu’elle habite et qui la nourrit. Ce qui se fait dans ses unités locales d’habitation.
41. Qu’est-ce qu’un usage ? Une sorte de ‘gène’ social, un élément essentiel de la double reproduction de l’unité d’habitation : c’est quelque chose de très difficile à inventer mais plus ou moins facile à apprendre. Soit l’exemple d’une recette de culinaire dans la séquence de ses gestes et des matériaux utilisés : elle demande un certain temps à être apprise, implique, cas par cas, un certain aléatoire à pallier selon les circonstances concrètes, une habileté à gagner, voire une spécialisation, les uns plus capables, d’autres moins. Susceptibles donc d’évaluation par les autres habitants de l’unité sociale. Les usages seraient la clé de ce que les sociologues appellent la « socialisation des individus » : l’intérêt scientifique de ce motif, en contraste avec celui d’ ‘action’ (Touraine) ou de ‘pratique’ (Althusser), voire celui de ‘conscience’ (Husserl)[6], c’est d’éviter l’opposition sujets / objets, ceux-là étant censés ‘autonomes’, avec savoir, pouvoir, devoirs, que sais-je ?, ceux-ci n’étant que des instruments de ceux-là. Dans le cas des usages, cette opposition n’existe pas : le sujet qui apprend un usage devient ‘autre’ (un usager), est changé par lui. Autant celui qui apprend à cuisiner, que celle qui apprend à conduire une voiture, à parler ou à écrire, à jouer du piano. L’usager fait partie intrinsèque de l’usage, de sa définition, ne lui est point extérieur, de même que les usages sont essentiels à la reproduction de l’usager. Ces usages pourront être de type technique, mais il y en aura aussi concernant les blâmes et les récompenses, les rituels et les fêtes, la chasse collective ou la guerre, les jeux d’amour et les accouchements. N’est-ce pas cela que les anthropologues essaient de connaître, d’en faire la description, de les rapporter les uns aux autres ? Les historiens concernant le passé ? Puisque ces usages se répètent de même dans toutes les unités sociales, ils sont dits et pensés dans des recettes, la grande fonction du langage dans n’importe quelle société étant de pouvoir justement dire et penser les gestes que l’on fait dans chaque usage et leur séquence, les faire apprendre à d’autres. Il ne faut pas en avoir une vision ‘utilitariste’ : raconter un rêve ou un poème est aussi un usage social réglé.
42. Les usages socialisent, les indigènes ‘s’en ressemblent’, différent des étrangers. Mais, demandant du temps et de l’habileté devant l’aléatoire, ils singularisent aussi leur usager. La voix de quelqu’un permet de l’identifier socialement (région, couche sociale, sexe) mais aussi individuellement (on reconnaît les voix au téléphone). Les performances singulières sont donc évaluées par les autres, chacun doit faire preuve qu’il occupe sa place sociale le mieux possible, ce qui est motif d’envie pour les petits, qui veulent devenir comme un tel ou une telle, motivation essentielle pour leurs apprentissages, et, en général, pour la dynamique sociale qui demande qu’on ait envie d’occuper les rares places de grand prestige social, soit en termes de talent, de biens de luxe, de savoir, de courage, de générosité, etc. Mais en raison des poussées hormonales dont les humains ont hérité de l’évolution biologique, de faim, sexe, agression, qui sont ‘aveugles’ dans leur racine biologique, ces envies peuvent devenir envieuses et demandent donc d’être disciplinées socialement, de façon toutefois à ne pas en casser le dynamisme. Les façons de réguler les envies varient selon les sociétés, sans doute, qui ont des récompenses et des châtiments, racontent des histoires de héros et de méchants. Il y aura toutefois des règles morales qui sont le lot de toute société : ne pas tuer, ne pas voler, ne pas violer, ne pas diffamer, pour citer le vieux décalogue biblique. Mais on peut préciser la loi morale de chaque société par cette formule : les envies ne doivent s’accomplir que selon les usages.


[1] Y compris chez les plantes, dont je ne m’occupe pas.
[2] Ceci a des affinités avec les analyses éthologiques de K. Lorenz, à ceci près qu’ici il s’agit surtout des pulsions de faim qui doivent être inhibées pour que les membres d’une société animale ne se mangent pas les uns les autres.
[3] Les lignages mâles plutôt, dans les sociétés patrilinéaires. La relation entre les structures de parenté et les unités locales de résidence connaît beaucoup de variations.
[4] Qui, selon P. Clastres, est assez fréquente dans les sociétés dites primitives : selon lui, les frontières des échanges (à l’intérieur) sont aussi celles de la guerre (avec l’extérieur).
[5] Ceci a fait partie de mes étonnements : il n’y en aurait pas, de définition générale de société.
[6] C’est justement par l’apprentissage que l’on devient être-au-monde, que l’on acquiert la précompréhension qui donne des possibilités dans ce même monde. L’apprentissage implique la ‘réduction’ de l’empirique, singulier, substantiel, du maître dont on apprend et le ‘remplissage’ de l’apprenti par le savoir-faire reçu (§ 18). Derrida a déplacé la réduction phénoménologique pour l’apprentissage du langage mais elle vaut pour n’importe quel apprentissage, où l’on doit arriver à répéter soi-même de façon compétente ce que l’on est en train d’apprendre d’autrui.

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