lundi 18 février 2008

La vérité phénoménologique

La vérité phénoménologique : relative et vraie

87. Le relativisme sceptique est la maladie infantile de la philosophie et des sciences, celle de ne pas réussir à aller au-delà du doute et de la curiosité - moteur de toute recherche du savoir -, de laisser que celui-là soit la défaite de celle-ci. Les grands penseurs, pour le réfuter, ont presque tous assis leur vérité sur des absolus transcendants. L’exception[1] a été Aristote et sa Physique, dont Heidegger (1968) a dit qu’elle était, « en retrait, et pour cette raison jamais suffisamment traversé par la pensée, le livre de fond de la philosophie occi­dentale”. Or, on peut se rendre compte d’abord que c’est dans les deux premiers livres de ce texte méconnu que les catégories philosophiques d’Aristote sont posées, définies et argumentées en vue de comprendre l’étant en tant que physis, en tant que capable de mouvement, c’est-à-dire génération, croissance, altération et corruption des vivants. Se rendre compte ensuite que ce sont ces catégories qui, d’une part, structurent ses textes scientifiques (zoologie, météorologie, poétique, politique) et qui, d’autre part, sont reprises dans la Métaphysique en vue de comprendre l’étant en tant qu’étant. On arrivera ainsi à saisir le statut de cette Physique dans le corpus aristotélicien, à la racine aussi bien des textes scientifiques que métaphysiques : celui d’une philosophie avec sciences qui a duré vingt siècles, jusqu’à Newton et Kant, tant qu’a duré la civilisation autarcique qu’elle a pensée.
88. Sa catégorie première est celle d’ousia, indissociablement ‘substance’ (réel) et ‘essence’ (discours, pensée), mais devant lui opposer l’accident, l’événement, la temporalité en tant qu’affectant le mouvement de l’ousia elle-même, cette accidentalité l’affectant en sa ‘substantialité’. C’était la seule façon de satisfaire les exigences d’intemporalité, inlocalité et incirconstancialité de la textualité gnoséologique inventée par la définition (§§ 12-14), il fallait donc consentir à l’opposition[2], qui accompagne toute l’histoire de la philosophie, entre être et temps. La traduction latine d’ousia en deux termes, substance et essence, et l’introduction par Thomas d’Aquin dans la théologie chrétienne, jusque-là platonicienne et augustinienne, d’un aristotélisme où le mouvement n’occupait plus la place centrale, a rendu possible la querelle du réalisme et du nominalisme qui a séparé la ‘réelle’ substance de la ‘nominale’ ou ‘mentale’ essence et ouvert ainsi à la révolution cartésienne du sujet et de son cogito, d’une part, et à la philosophie naturelle expérimentale sur la ‘matière’, c’est à dire à la physique et à son laboratoire, d’autre part. Kant a essayé de réconcilier l’inconciliable, si l’on peut dire : c’était notre point de départ.
89. En vue de justifier ma façon de reprendre la filière Husserl – Heidegger - Derrida, il faut maintenant revenir, à la lumière de la philosophie avec sciences, sur l’élargissement de la réduction phénoménologique (§§ 15-18). Avec Husserl, on a eu réduction de la chose apparaissante dans son empiricité, réduction ou suspension de sa substantialité physique et de ses liens dans le monde (la scène), pour ne retenir que son apparaître structurel, phénoménal ; or, cette réduction se trouve reprise, élargie et confirmée, pas seulement comme opération de pensée philosophique, mais aussi dans les opérations des quelques sciences retenues ici. En effet, la donation effacée par l’Ereignis n’a été possible que par cette réduction du substantialisme : retrait de la mère qui a donné le bébé pour qu’il devienne enfant, puis adulte, retrait des voix qui enseignent ; sans se soucier d’en donner des exemples, Heidegger aura pensé, à son insu peut-être, et la naissance et l’apprentissage, voire même la fabrication technique[3], la venue à la présence de tout ce qui apparaît, la pro-duction de tout phénomène : donné et laissé être. Ensuite, Derrida a déplacé la réduction phénoménologique vers la différence entre les sons apparaissants (aux ouïes) et l’apparaître des sons, en rejoignant, à son insu peut-être, ce qui se passe quand un enfant apprend à parler et quand nous tous apprenons quoi que ce soit : ce que nous écoutons (ou lisons), ce que nous voyons ou touchons, est réduit des voix ou typographies dans nos graphes neuronaux, ne restant que les différences significatives qui peuvent être à l’origine de notre voix et de notre savoir. Or, comment ceci se fait-il ? En tenant compte de Heidegger, ces différences retenues ‘viennent à l’être’ du fait même de la réduction de la voix de l’autre, de ses sons, c’est cette réduction qui ‘laisse’ apparaître ces différences dans notre voix et savoir : la pro-duction de Heidegger ne va pas sans la réduction d’Husserl. La grande astuce de Derrida – « je di­rais que la différance m’a paru stratégi­quement le plus propre à penser le plus irréduc­tible de notre ‘époque’ », disait-il en 1968 – a été de nouer ces deux découvertes phénoménologiques majeures dans sa différance ou trace, espacement-temporalisation, structure du rapport à l’autre, origine du langage comme écriture (1967a). Je propose dans le texte de référence de grapher cette double opération ré(pro)duction, pour y garder, hors des parenthèses, la réduction d’Husserl, dans le ‘pro’ la donation heideggérienne qui fait venir à la présence en tant que temps, et dans les parenthèses son effacement qui laisse venir à l’être, autonome. Il n’y a pas que l’apprentissage de la parole et du savoir, il y va aussi de celui des usages des unités sociales, où c’est le paradigme qui est retenu dans la réduction des gestes des maîtres pour que le disciple l’apprenne (‘on fait comme ça, tu vois ?’) ; on peut dire que toute description ethnographique consiste à restituer ce paradigme, en réduisant l’apport empirique des interprètes. Mais aussi le fameux génome des biologistes est réduit de sa moitié dans la formation des gamètes pour que leur rencontre, d’une cellule femelle et d’une cellule mâle, rende possible la venue à l’être d’un œuf qui sera nourri (par des ré(pro)ductions indéfinies, à chaque cellule qui se divise en deux) jusqu’à la naissance (pro-duction) du mammifère, donné et laissé venir à l’être. C’est-à-dire qu’il ne s’y agit pas seulement d’opérations d’analyse laboratoriale scientifique, mais de vraies opérations ontiques, où l’égalité de l’existence et de l’essence du I Heidegger est étendue par le II à tout étant, pas qu’aux seuls humains.
90. Sans doute, faudra-t-il au lecteur, qui se soit trouvé attiré par ses brèves considérations, beaucoup de patience dans la lecture du texte de référence pour m’accorder ce que j’avance ici, que la phénoménologie de ces trois grands philosophes du 20e siècle, illuminant ses cinq découvertes scientifiques majeures et illuminée par elles, en rassemblant à nouveau philosophie et sciences, se donne comme l’achèvement du projet de savoir ouvert par trois autres très grands penseurs, Socrate, Platon et Aristote, le dépassement notamment de l’opposition entre les essences et les accidents, c’est-à-dire entre l’être et le temps. Si j’ai raison (combien je regrette d’être obligé, par le genre littéraire d’un manifeste, à ne pas détailler un peu l’argumentation !), si la philosophie avec sciences, grecques et européennes, retrouve ainsi son unité, elle ne peut que retrouver aussi sa vérité[4]. On peut dire que ces grandes découvertes, scientifiques et phénoménologiques, qui retrouvent leur vérité reconnue par la composition et articulation avec les autres, sont plus que les vérités du siècle : qu’elles resteront vraies tant que restera la civilisation actuelle d’elles issues. Cette vérité est, bien sûr, relative à l’histoire gnoséologique de l’Occident, entre la Grèce et l’Europe, de part en part historique, elle n’est pas absolue[5]. Mais elle est vraie, de ‘notre’ vérité occidentale (la seule que nous ayons).
91. Ces vérités, l’achèvement de la philosophie avec sciences, la Physique d’Aristote remplacée par la nouvelle Phénoménologie, ne signifient aucune ‘fin de la pensée’, ni des sciences, mais bien au contraire, l’ouverture de toutes nouvelles possibilités. Disons qu’il y a ici un pari philosophique concernant cette vérité[6] : que les découvertes scientifiques à venir dans ces domaines ne viendront pas contredire ces mécanismes d’autonomie à hétéronomie effacée, mais plutôt les affiner, les complexifier. Un pari aussi en faveur d’une interdisciplinarité plus poussée parce que mieux comprise, ayant trouvé les nœuds des articulations des domaines. Et un pari encore sur l’indéfinité des thèses philosophiques (‘avec’) qui pourront y trouver des ressources, soit par rapport à l’histoire de la philosophie, relue à la lumière des grands gestes phénoménologiques dégagés, soit par les possibilités de recours aux recherches scientifiques dans des questions philosophiques y ayant trait.



[1] Ne le connaissant pas assez, je ne tiens pas compte ici de l’effort gigantesque de Hegel pour dépasser cette opposition : sans doute, n’avait-il pas de sciences à la hauteur de l’ambition de son programme.
[2] Du gnoséologique aux récits et discours disant le singulier temporel.
[3] De façon très simplifiée : de l’expérimentation scientifique au laboratoire, la technique ne retient que l’équation dont les variables correspondent aux mesures expérimentales, la matérialité des choses expérimentées étant réduite; cette équation servira ensuite à la production d’un artefact technique, dans sa matière et sa capacité de fonctionner, son temps de validité. Le laboratoire-usine aura donné une machine, par exemple, et la laisse aller en tant que capable de fonctionner hors de la portée du physicien et de l’ingénieur.
[4] Un tableau phénoménologique du texte de référence essaie d’en résumer la démonstration. L’écriture de ce texte a été une aventure de découvertes, j’espère bien qu’il y ait des lecteurs pour s’en réjouir. Parmi ces découvertes inattendues, il va de soi que celle d’une très improbable – et intempestive - vérité relative à l’ensemble de l’histoire de la pensée occidentale reste la plus gratifiante. C’est toute son épopée de penseurs, de savants, qui est reconnue dans leur passion de penser et de connaître en vérité, reconnue y compris dans ses erreurs éventuelles.
[5] Il n’y a pas de vérités absolues en philosophie ni en sciences, il n’y en a que pour les croyants en des révélations transcendantes.
[6] Il s’agit ici d’une thèse philosophique ayant portée sur l’histoire. Celle-ci peut la contredire, c’est fait d’ailleurs : la grammaire générative, qui est aujourd’hui en position dominante dans les universités américaines et européennes sans être toutefois scientifique selon les critères phénoménologiques exposés, marque une récession historique par rapport à la science linguistique saussurienne qui triomphait dans les années 60 en Europe et dont le texte cité de M. Gross (§ 66) reste le plus beau fleuron.

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