lundi 18 février 2008

Double bind et événement

Le double bind : l’impossibilité de penser l’événement

113. Le double bind est le motif-clé de cette nouvelle phénoménologie. Pris chez Bateson, il a été introduit par Derrida dans sa grammatologie dans Glas. Que reste-t-il du savoir absolu ? (1974), texte qui a assuré un tournant au niveau du style, et ensuite dans La Carte postale, de Socrate à Freud et au-delà (1980). Il l’a souvent repris concernant des questions éthiques et politiques, mais, à ma connaissance, jamais avec les préoccupations ‘ontologiques’ tournées vers les sciences qui ont eu un poids si considérable dans ses premiers textes. Je dois donc en endosser la responsabilité. Levinas, qui pourtant aimait pas l’ontologie, a écrit ceci : "L'œuvre de Derrida, coupe-t-elle le développement de la pensée occidenta­le par une ligne de démarcation semblable au kantisme, qui sépara la phi­losophie dogmatique du criticisme? Sommes-nous à nouveau au bord d'une naïveté, d'un dogma­tisme insoupçonné qui sommeillait au fond de ce que nous prenions pour esprit critique? On peut se le demander. [...] Nouvelle cou­pure dans l'histoire de la philosophie? Elle en marquerait aussi la con­ti­nuité. L'histoire de la philosophie n'est probablement qu'une croissante conscience de la difficulté de penser."[1] J’aimerais bien que le lecteur ait trouvé que ce manifeste esquisse un certain bien fondé pour l’affirmation de Levinas. La ligne de démarcation par rapport au kan­tisme est aussi une difficulté croissante de penser : le motif du double bind est le motif de cette difficulté, voire de cette impossibilité. Penser est toujours être devant une aporie, un chemin sans issue pour le penseur : tandis que dans les scènes de ladite réalité ces apories sont ‘résolues’ par ce qu’on appelle ‘événements’.
114. En voici trois exemples simples. Une loi indissocia­ble du trafic - pour qu’il y ait des routes et pompes à essence, il faut qu’il y ait beaucoup de voitures (on n’en fait pas seulement pour quelques-unes) – se manifeste inconciliable avec l’autonomie de voyage de tout un chacun dans les embouteillages des grandes villes. Aucun conducteur ne peut ‘penser’ la résolution de l’aporie, doit s’y résigner, à moins que ce soit le président de la république avec ses motards. La loi de la jungle n’est pas non plus maîtrisable par n’importe quel animal, toujours susceptible d’être la proie d’autres quand il doit chercher lui aussi à se nourrir. Mais l’évolution a résolu l’aporie, au prix, certes, de l’extinction d’innombrables espèces. Les champion­nats sportifs ne sont passionnants que quand aucune équipe n’est sûre d’avance de les remporter. Les Globe-trotters, pour ne pas gagner tous les championnats américains de basket-ball, ont été obligés d’en sortir pour faire du cirque.
115. De façon tout à fait générale, tout assemblage étant indéterminé à cause des doubles binds qui le constituent, aucun ne peut non plus maîtriser les événements possibles dans sa scène de circulation. C’est ce qui rend l’existence des humains à la fois toujours menacée et exaltante de suspens, le ‘sens’ de chaque vie, comme on dit, étant à décider à chaque grand événement, moyennant des stratégies qui mettent sa compétence à l’épreuve, assurée, d’autre part, l’épargne d’énergie stratégique par des routines, des petites répétitions adaptées. Il faut à la fois être conservateur et capable de risque. Ce mot ‘sens’ rappelle sa bifurcation au départ de ce texte : le langage rend possible de ‘sortir’ du lieu et moment où l’on est, en prendre distance pour le penser entre autres, mais ne permet pas d’annuler la circulation de la scène où il y a beaucoup d’autres et leurs stratégies (y compris des microbes !). Au niveau de chaque vivant, le double bind entre la reproduction des cellules et celle de l’organisme, de sa circulation du sang, chacune devant compter structurellement avec l’autre mais celle-ci inhibant le jeu du métabolisme cellulaire pour qu’il se tienne à sa ‘spécialité’, c’est ce double bind qui semble vaincu lors de l’irruption d’un cancer. Au niveau des textes, c’est dans la poésie qu’il est plus manifeste leur double bind, jouant à la fois avec la loi du signifiant (musicalité du poème) et avec celle du signifié, de la pensée. La philosophie a essayé de maîtriser cette aporie, l’irréductibilité du jeu signifiant, en réduisant les ‘accidents’, les événements qui arrivent dans des lieux et moments plus ou moins circonscrits, qu’on raconte dans des récits : la définition a été son moyen de produire des textes hors des particularités narratives et des ‘je’ et ‘tu’, des textes gnoséologiques d’essences définies et argumentées, inlocals, intemporels, incirconstanciels. Que du langage, sans corporalité signalée : les scènes ont été réduites dans l’écritoire du philosophe. Comme dans les laboratoires des scientifiques, plus tard. Ce qui a impliqué d’effacer les circonstances concrètes de la production de ces textes, de ne pas tenir compte de sa loi de production sur la scène civique de la discussion des savoirs. Cet effacement est structurel, mais il devient un tout petit peu lisible quand les circonstances ont assez changé, l’aporie devient repérable par un autre penseur, c’est elle qui a toujours donné l’élan à l’histoire du savoir. Par-delà la mort des penseurs en leurs lieux et temps de vie, les textes l’ont vaincue, la mort.
116. Les trois grandes lignées au-dessus de la gravitation – celle de l’alimentation, celle de l’habitation humaine, celle de l’inscription – sont celles de la victoire sur la fragilité intrinsèque de la vie qu’est la mort. Cette victoire est celle de la répétition, fort stricte, de la trace, sans origine et quasi immortelle : des gènes, des usages, des mots, ce qu’on pourrait appeler, en glosant Derrida, des quasi- transcendantaux.



[1] “Tout autrement”, L’Arc, nº 54, Jacques Derrida, 1973, p. 33

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