lundi 18 février 2008

Les deux modernités

Les deux modernités et leurs violences : conquête et révolution

49. Si le geste moderne est l’invention de nouvelles techniques et la prolifération de l’écriture, il faut dire que, en Occident, il y a eu deux modernités, celle des Anciens, qui a eu son apogée dans l’hellénisme et dans l’empire romain tout autour de la Méditerranée, et la nôtre, qui, issue dudit Moyen Âge, est venue à l’Europe industrialisée et scientifique et à la civilisation mondiale actuelle sous égide américaine.
50. La grande invention, très lente sans doute, qui sépare les sociétés dites sans histoire de celles qui en ont une, fut celle de l’agriculture et de l’élevage d’herbivores, à la fois la sortie des humains de la loi de la jungle et la domestication de celle-ci, de ses énergies végétales et animales, en leur faveur. Cette ressource énergétique biologique, incluant celles des muscles des humains eux-mêmes, sera à peu près la seule jusqu’à l’invention des machines[1]. Ce métier agricole, qui sera celui de la plupart des populations, a créé des excédents de nourriture qui ont libéré une partie des gens pour trois autres types de métier. Ceux des artisans avec spécialisation progressive du travail et conséquentes formes d’échange, dans des régions autarciques faites de villes entourées de campagne. Ceux des guerriers qui auront la charge de défendre ces régions des attaques de guerriers voisins envieux et d’essayer aussi de les vaincre et conquérir, dans une logique de guerre de conquête qui rendra possible la formation de royaumes plus ou moins vastes, voire d’empires plus ou moins durables. Cette logique de la conquête durera, elle aussi, jusqu’à l’industrialisation, Napoléon ayant été la dernière grande figure de général conquérant[2].
51. Ces trois types de nouveaux métiers ont changé les unités locales d’habitation en fonction de la nouvelle donne écologique, en faisant coïncider les conditions de l’activité économique avec la façon de régler les alliances de parenté et l’échange de femmes : maison est le nom des nouvelles unités sociales où économie et famille, hérédité et héritage, font un, tout au moins comme noyau (si l’on songe aux esclaves ou domestiques des grandes maisons des nobles guerriers). Par contre, un quatrième type de métier, celui de l’écriture, plus lent sans doute à se départir des palais royaux et de leurs temples, a donné origine en Grèce à un type nouveau d’unité sociale, l’école, déliée des fonctions de parenté, qui a institué une autre manière de transmission entre générations que celles des maisons, non plus entre père et fils, mais entre maître et disciple (institution). Ce n’est plus l’héritage qui en est le critère, mais la ‘vocation’ testée dans l’aptitude à la lecture et à l’écriture[3].
52. Si les sociétés dites primitives ont été, pour la plupart et selon P. Clastres, des sociétés qui se faisaient habituellement la guerre entre elles, il semble bien que le fait que les sociétés agricoles et à métiers de ville aient eu partout des guerriers de métier comme classe noble montre comment elles ont été essentiellement des sociétés guerrières, qui se sont libérés de la loi de la jungle pour se soumettre à la loi de la guerre[4], sous la forme de conquête pour imposer vassalité et tributs, condition des royaumes (moyennant assurance de défense contre les guerriers du dehors, la guerre étant, avec la faim et la peste que souvent elle amenait avec elle, le fléau des paysans). L’esclavage est sans doute l’autre grande évidence pour la domination de cette loi : l’énigme de l’effondrement de l’empire romain et de la conséquente ‘ruralisation’ des siècles qui l’ont suivi s’en explique aisément par le fait que l’économie impériale était supportée par les esclaves (lien des grandes maisons latifundiaires) et que l’unité de l’empire (lien social global) dépendait des armées veillant sur les frontières, que donc le double bind était d’infrastructure guerrière : celle-ci a cédé parce que contredite par la ‘pax romana’ que l’empire avait imposée – les guerriers suspendaient la loi de la guerre - et qui le justifiait en tant qu’empire.
53. Venons-en à notre modernité. Son origine vient aussi des sociétés guerrières à maisons agricoles et à quelques villes à métiers spécialisés, mais avec une grande différence par rapport à la première modernité : elle en a hérité et d’une religion (holistique, sans doute, mais se référant à un livre, ce qui n’a cessé de fomenter des ‘hérésies’ dans son sein) et d’une culture littéraire et philosophique dont elle a pu, très tôt, créer des écoles[5]. La Bible et la philosophie à son berceau, voilà une première grande différence par rapport à la Grèce, l’autre ayant été le lent développement de bourgeoisies qui, dans certaines régions libres de potentats royaux (en Italie et sur les côtes septentrionales), ont pu développer un croisement entre invention technique et capital marchand[6] : avec l’invention de l’imprimerie et, en conséquence, le développement des écoles au-delà des clercs et des fils des nobles, là serait le secret dudit ‘miracle européen’[7]. Ce furent ainsi les héritages d’ancêtres grecs, juifs et romains, en jouant de façon critique les uns contre les autres et se mêlant, qui ont rendu possible la modernité européenne, dont l’invention décisive - s’il y en a eu une, faisant le tournant - fût celle par où l’on a commencé ce texte, celle du double bind de la machine par Watt.
54. Celle-ci représente une nouvelle forme de domestication de l’énergie : non plus biologique mais celle de la chaleur - plus tard électrique, de l’explosion des gaz et des noyaux des atomes - que la machine transforme en énergie mécanique, ou thermique, lumineuse, etc, en liant de façon indissociable et inconciliable deux lois, l’une physique, l’autre sociale, concernant des usages, du travail. Et ceci à très haut rendement, par comparaison avec l’énergie biologique, donc avec la promesse de beaucoup plus d’abondance et de richesse en aval, mais demandant en amont des capitaux disponibles. C’est pourquoi la machine est indissociable du capital, quels que soient les régimes politiques, qu’elle obligera toutefois à changer par révolution (au sens d’ ‘industrielle’). Celle-ci se manifeste dans la cassure des maisons d’antan et dans la création d’un (presque) nouveau type d’unité sociale que j’appelle institution : unité sociale où l’on ne rentre pas par naissance ou mariage, comme dans les maisons d’autrefois, mais par contrat avec celui qui a la propriété juridique des machines et pour un nombre limité d’heures par jour. Ceci suppose donc d’autres unités locales, les familles, invention moderne spécialisée en ce qui concerne l’ordre de la parenté et l’habitation en dehors du travail, mais aussi deux autres grands types d’institutions qui assurent les liens entre institutions et familles. D’une part, l’école généralisée qui accorde les savoirs nécessaires pour les emplois, et fait donc le pont entre les familles (où naissent les gens) et les institutions (où elles vont travailler) et d’autre part le marché[8] qui assure les échanges de marchandises, soit entre institutions, soit entre institutions et familles, les salaires accordant à celles-ci le budget qui permettra aux (mammifères) humains de se nourrir et en général d’habiter, en profitant de la nouvelle abondance créée par la machine.
55. Les guerriers nobles d’antan ont été remplacés par les ingénieurs et par les capitaux, la violence de la conquête par celle de la révolution, dont la logique est tout autre. D’abord, il s’agit, avec la machine, de remplacer un usage ancestral (de transport, de fabrication) par un autre totalement différent, qui vient d’ailleurs (de nouveaux ancêtres, souvent étrangers, parfois pas encore morts[9]) et demande un tout autre savoir-faire, qu’il faut donc apprendre, si l’on est encore en âge de le faire[10]. Ensuite elle joue sur les promesses d’abondance (le progrès matériel, donné en spectacle, sous forme de luxe, par les médias) et sur les besoins d’un salaire pour habiter. C’est-à-dire que, de jure, la violence ne s’exerce plus, comme avant, par la loi visible de l’Autre, l’hétéronomie du père et patron ou du roi et seigneur au moyen de la force musculaire ou des armes, mais sur les autonomies qui sont attirées et doivent se soumettre à des hétéronomies plus ou moins effacées : ‘c’est dans mon intérêt que je dois travailler’. Ceci ne concerne pas seulement les ouvriers ou les salariés, mais tout môme doit apprendre vite que l’école récompensera plus tard ses efforts pour étudier, que ses talents seront susceptibles de rentabilité, celle-ci devient la norme, la productivité (mesurée en des chiffres par le capital).
56. Les révolutions politiques sont des effets, avec toutes sortes de décalages, de cette logique : leur violence politique, leurs partis uniques, léninistes ou nationalistes, dans les pays importateurs de modernité (des techniques et des idées), relèvent de cette violence. Les révolutions de libération coloniale des années 50 et 60 elles-mêmes, si sympathiques, se sont révélées ensuite, hélas !, n’avoir été que la transition de la logique coloniale de conquête à la logique néo-coloniale de la révolution industrielle[11].
[1] Ce qui justifie d’emblée, on y reviendra, la prédominance de la philosophie aristotélicienne de la phusis dans les écoles européennes jusqu’au 18e siècle.
[2] Les deux grandes guerres mondiales du 20e siècle, déclenchées par les armées allemandes, auront été en ce sens anachroniques (faute d’anticipation du néo-colonialisme ?), le dernier sursaut de (la plus puissante nation de) l’Europe, à la veille de la montée des ingénieurs et des États Unis.
[3] Il y a eu deux moments historiques exceptionnels où l’écriture alphabétique a eu des effets notables sur les liens sociaux de type global, moyennant la prolifération de textes et les discussions qu’elle a engendré, la suscitation notamment d’un scepticisme nouveau : la multiplication de manuscrits dans la seconde moitié du 5e siècle av. JC et les conflits concernant l’enseignement des jeunes (la condamnation de Socrate en est le témoin), la divulgation de l’imprimerie au 16e siècle, où les témoins sont la rupture fracassante de la religion de la civilisation (acheminées les nations protestantes vers la modernité) et la sinistre inquisition dans les pays latins non libérés.
[4] Le cannibalisme, où il a existé, a peut-être été l’effet du croisement de ces deux lois.
[5] Le philosophe espagnol O. Market a dit que l’université a été la plus belle invention de l’Europe. Si l’on pense que l’Europe n’est issue de la Chrétienté médiévale qu’avec la Renaissance et le Protestantisme (et la découverte par les Portugais des routes des océans), il faudrait inverser le propos et dire que c’est elle la plus belle invention de l’Université (et des bourgeoisies).
[6] Qui n’a jamais pu s’imposer dans les sociétés anciennes où le commerce était soumis au pouvoir monarchique et où le travail des mains et du commerce a toujours été ‘servile’ (d’esclaves ou de métèques) et ‘indigne’ (de mercenaires). Impossible aussi l’expérimentation scientifique à venir.
[7] Dont la ‘solution’ par l’historien E. Jones demanderait donc, en plus des critères économiques, de prendre en compte autant les écoles, les livres et la philosophie que la bourgeoisie, dont le plus grand éloge reste paradoxalement celui du premier chapitre du Manifeste du Parti Communiste de 1848.
[8] Le marché est une sous-scène sociale qui, comme le politique et l’école avec les médias, traverse toutes les autres sous-scènes (nourriture, santé, transports, construction, familles) ; elle est susceptible aussi d’analyse en double bind, à partir de la théorie de la monnaie et de la marchandise du 1er livre de Le Capital (Goux, 1969), de même que l’instance politique, à partir de Hegel.
[9] De même que la lecture du livre d’un plus jeune que moi et qui me bouleverse fait entrer son auteur dans le panthéon de mes ancêtres à moi.
[10] Les vieux perdent leur statut privilégié d’anciens, de ceux qui ont le plus grand savoir : celui-ci, se renouvelant vite, est souvent le fait des plus jeunes.
[11] Le concept de colonie vient dès les temps des Phéniciens et des Grecs : des étrangers plus civilisés arrivent et créent, en usant de la force contre les indigènes s’il en faut, des unités sociales analogues à celles de leur pays, selon leurs usages et à leur seul profit et de leurs métropoles. Dans les Amériques, en Afrique et en Asie (sauf Japon et Chine), le colonialisme qui a suivi la découverte des itinéraires maritimes a été une pareille conquête. Aujourd’hui, une exploitation minière de pétrole ou autre, avec des techniques occidentales et les indigènes employés pour les travaux qui ne demandent pas de savoir, avec la complicité des autorités qui en bénéficient, est le même modèle, la violence révolutionnaire qui exclut les indigènes par leur ignorance ayant remplacé celle de la conquête.

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