lundi 18 février 2008

Le carré des inscriptions

Le carré synoptique des ‘inscriptions en une matière d’emprunt’

61. Faisons une parenthèse pour aller voir, dans la scène du langage, d’autres que lui. Distinguons parmi les usages ceux qui sont de genre technique de ceux qui n’en sont point : les rituels, les lois et d’autres usages du même genre. Où situer le langage ? comment le caractériser parmi les structures de l’habitation des humains ? Ce n’est pas un usage comme les autres ; s’il s’apprend, oh combien lentement ! et se reproduit donc de génération en génération comme tous les autres, il a la spécificité d’être nécessaire aussi, sous forme de recettes, à la reproduction de tous les autres. Cette caractéristique semble liée à une autre qui le distingue des usages de type technique, qui ont, pour ainsi dire, une fonction ‘substantielle’ (construction, machines, instruments, aliments, etc.) qui a un rapport essentiel avec la matière inerte dont ils sont construits ; le langage, par contre, est constitué par un jeu différentiel d’éléments, des mots doublement articulés (§ 27) qui s’inscrivent dans une ‘matière’ autre, sonore ou surface (les sons des gorges humains ou des télégraphes par morse, les papiers ou équivalents des écritures, les petits trous saillants du braille)[1] et en changent aisément, puisque ils sont destinés à s’échanger entre voix et ouïes. Or, cette forme d’inscription, le langage l’a en commun avec d’autres jeux de différences, dont la musique, les caractères de la mathématique et les images. La première partage la matière d’inscription avec le langage proprement dit, l’oral, mais est aussi susceptible de notation écrite, qui est d’autre part essentielle aux opérations avec des nombres et aux images. On peut aujourd’hui trouver une façon commode de distinguer ces quatre types d’inscription des autres techniques : seuls ils sont susceptibles de transmission au loin par des câbles électriques ou des ondes électromagnétiques, d’être reproduits en ordinateur.
62. Puisqu’il semble qu’il n’y ait pas de nom commun pour ces quatre types d’inscription, différentiels et non ‘substantiels’, on peut élargir à l’ensemble l’expression d’Alain pour caractériser la peintu­re : « inscription dans une matière d’emprunt » (Somville, p. 46). Il s’agira ici d’un essai de caractérisation réciproque de ces quatre formes d’inscription, selon un carré (presque) synoptique. Pour le faire, on prendra une caractéristique qui leur est commune à l’exception des images : leurs éléments s’articulent selon une linéarité à la fois spatiale et temporelle, de façon telle qu’ils se distinguent réciproquement sans se surplomber (sauf les harmoniques musicales), sont composés (implicitement) par des opérations de commutation (des linguistes). Voici le carré. Le langage oral et son écriture alphabétique sont doublement articulés, car ils forment leurs phrases par articulation (syntaxe) des unités de référence aux choses, les mots, qui à leur tour sont composés d’unités immotivées (les phonèmes et les lettres, qui ne sont référence ni image de rien, n’ont point de signification). L’écriture mathématique articule seulement des unités de référence, chiffres, lettres et signes syntaxiques d’opération, dont la signification est conventionnée préalablement ; elle ignore donc le niveau des unités immotivées. La musique n’a, elle aussi, qu’une seule articulation, mais c’est d’unités immotivées (lesdites notes musicales), puisque sans référence, dont sont composées les mélodies musicales. Les images enfin, unités de référence par définition, ne s’articulent pas linéairement, elles sont composées en surfaces ou plans sans qu’on puisse même parler d’éléments discrets, de segmentation.
63. Ce carré synoptique permet de déduire les propriétés principales de ces quatre types d’inscription en une matière d’emprunt. Les langues doublement articulées utilisent la polysémie des mots plus fréquents comme moyen économique essentiel et permettant une grande variabilité de discours, de styles et de performances, dès les différentes poésies et littératures aux textes gnoséologiques des sciences et philosophies (qui se défendent de la polysémie par le moyen de la définition). S’agissant de langues nécessaires à toute société pour la reproduction de leurs autres usages, l’immotivation de leurs unités élémentaires a eu comme conséquence historique la multiplication des langues, avec séparation les populations en indigènes et étrangers, quelles que soient les incidences généalogiques des unes sur les autres[2]. Pas d’universalisation sans traduction, ce qui constitue un grave problème pour l’universalité de la raison européenne. La seule articulation mathématique de ses unités de référence exclut la polysémie et rend possible l’exactitude de cette écriture et sa ‘vérité’, l’erreur étant d’ordre purement syntaxique ; mais les limites des ‘caractères’ lettres (pour les constantes et les variables) montrent bien que les mathématiques sont structurellement fragmentaires[3], selon des équations répondant à des problèmes spécifiques (définis par la constellation de leurs variables) et ne formant pas de textes (qui supposent succession de phrases différentes quant au sens) ; étant essentiellement écriture, elle ne dépend pas des langues orales ni des alphabets[4], elle est donc universelle de jure. Immanente, puisque sans unités de référence, la musique est la seule de ces inscriptions qui puisse être dit abstraite, insusceptible de vérité et à liberté de composition maximale. Le propre de l’image, sans articulation d’éléments discrets, est d’être singulière, pas résumable, sans polysémie (en sens strict) ni de ‘sens’. Elles n’existent qu’en composition, en général rectangulaire ; l’art de la photo, du cinéma et de la peinture figurative est justement celle de la composition des plans, de ce qu’il faut y inclure et en exclure, de l’échelle (du grand plan à la panoramique) et de la perspective. Susceptibles de fiction depuis toujours, le tableau et le dessin, et donc dubitatifs quant à la vérité, la photographie a introduit une époque de ‘vérité’ des images que leur digitalisation récente est en train de clore.
64. La question de la liberté et de la vérité en ce qui concerne les langues doublement articulées est plus complexe et mérite réflexion à part. Si dans les langues, il n’y avait que la liberté musicale sans aucune vérité repérable, ce serait l’anarchie des libertés, personne ne s’entendrait. Si, par contre, il n’y avait que la vérité exacte des mathématiques, on parlerait comme des machines, sans aucune liberté. Si enfin les mots étaient singuliers comme les choses à dire, permettant des milliers de ‘photos’ différents de chacune, elles seraient carrément inutiles. Or, tandis que les autres inscriptions sont en général le fait, sinon de spécialistes, tout au moins de gens doués, le langage oral doit être – avec les autres usages communs de la tribu - le bien de tout le monde, permettant à chacun, non seulement de marquer sa place singulière, comme tout d’abord de penser et d’être structuré en tant qu’être humain. La difficulté est celle de devenir singulier dans son style et dans ses performances quand on a à apprendre des autres et à répéter leurs règles pour se faire entendre et accepter. Un petit et très fort texte de F. Flahault (1979) a résolu la question, en soulignant que dans une conversation il y a toujours une seule place de parole qui est à prendre : qui parle doit faire valoir son droit à se faire entendre des autres, sa pertinence[5]. Or, celle-ci ne naît pas spontanément, doit être cultivée et pour cela il faut être corrigé par les autres, apprendre à ne pas dire ce qui vient spontanément à la tête, à se critiquer pour soi d’abord, silencieusement, pour éviter la critique sociale, bref on doit apprendre à dissimuler, à garder des secrets, à cultiver son for intérieur, sa ‘vie intérieure’, sa pensée en somme. Cette capacité de dissimulation est la condition du mensonge qui peut faire mal à autrui, sans doute, mais c’est aussi celle de l’art de l’acteur, de la fiction littéraire et artistique. La singularité de tout un chacun implique sa distance, son retrait par rapport au dire des autres, ne pas en subir les contraintes imposées sans les évaluer. Le langage doublement articulé, elliptique et polysémique, s’y prête fort bien.

[1] Avec quelques différences dues à la différence des matières d’inscription (le langage oral ne fait pas un intervalle entre tous les mots comme notre écriture alphabétique, par exemple : les blancs de celle-ci font partie du système de différences), il s’agit en gros du même système.
[2] Ainsi les langues latines, dont on connaît assez bien la langue souche, n’en rendent pas moins leurs indigènes étrangers à ceux des autres.
[3] Et exhaustives, tandis que tout discours en langue est structurellement elliptique.
[4] Bien que les conventions de définition des unités les demandent, mais justement ces unités opèrent automatiquement, pour ainsi dire, les ordinateurs en sont la preuve.
[5] C’est plus net pour se faire publier, en article de journal ou en livre, car le problème est le même.

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