lundi 18 février 2008

Pollution et monétarisme

Pollution et monétarisme

109. Il ne faut pas terminer ces indications sur les réductions sans en indiquer deux qui nous font mal aujourd’hui et qui menacent d’empirer. Les diverses pollutions sont l’effet indirect de la réduction des laboratoires des ingénieurs : machines ou substances chimiques sont expérimentées sous forme fragmentaire et en réduisant tous les phénomènes des scènes hors des murs du laboratoire, c’est-à-dire, des environnements qui pourront donc en subir des effets indésirables[1]. À cette menace, la seule réponse technique possible, quand elle l’est, est celle de ramener, à leur tour, ces phénomènes de pollution au laboratoire, pour essayer d’y remédier. Mais la réduction est la condition de toute invention technique et simultanément de tous ses effets nuisibles éventuels, dont l’altération des climats est la plus redoutable, par son caractère catastrophique global et ses incidences sur les grandes économies, et donc leurs résistances.
110. La réduction économique est liée aussi, comme celle des expérimentations physique et chimique, à son utilisation privilégiée de la mathématique, de chiffres qui reviennent en toute rigueur à compter des unités de marchandises en termes d’unités monétaires et de taux abstraits (leurs coûts, prix de vente et profits). Car il n’y a pas en économie de dimensions mesurables comme en physique ou en chimie, qui rendent possible dans ces sciences des techniques adéquates ; c’est donc aussi exclu le caractère fragmentaire précis de ses opérations comptables de laboratoire. Étant en effet de type statistique, l’ économie ne ‘mesure’ pas, elle compte, ne fait pas d’algèbre au niveau laboratorial, que de l’arithmétique. Que la fragmentarité expérimentale ne soit pas précise en ses critères de prélèvement des phénomènes, cela signifie l’absence de frontières laboratoriales nettes : il n’y a pas de critères intrinsèques qui délimitent les champs des statistiques, entre le micro et le macro, ni entre les diverses sous-scènes sociales, ces champs sont indéfinis, livrés à un certain arbitraire (de la théorie ou de l’économiste). Par exemple ancien d’A. Gorz, les coûts en accidents (réparations mécaniques, hôpitaux, médicaments, assurances) comptent, autant que la production agricole ou d’automobiles, pour le PIB d’un nation, qui donc augmentera avec la sinistralité sur les routes et diminuera si des mesures efficaces sont prises pour la minorer.
111. Or, qu’est-ce qui est réduit par les comptes de l’économiste ? Les choses achetées et vendues, leur qualité et fiabilité, les gens qui reçoivent des salaires en échange de leur travail, leur justice sociale - qu’ils soient ‘très’ élevés, on en profitera pour délocaliser et avoir de meilleurs chiffres - ; en bref c’est ce qui fait la qualité de l’habitation d’une société donnée qui est réduit comme condition de pouvoir en faire le bilan économique, pour que elle soit donc gouvernable (sans bilans, ce serait le chaos). La réduction n’est pas un défaut, c’est une limite, certes, mais qui est condition de scientificité. C’est pareil à notre affirmation selon laquelle la mathématique n’a qu’une seule articulation : c’est ce qui lui permet d’être exacte, sans polysémie (§§ 61-62). Le problème est celui de savoir quelle est la place de l’économie parmi les sciences des structures sociales. Il y a plusieurs sous-scènes, concernant les divers types de structure qui forment des secteurs assez bien différenciés, les transports, l’alimentation et la santé, la construction, etc. Mais trois parmi elles concernent des structures qui traversent tous ces secteurs : le langage (l’école et les médias), l’instance de régulation politique (l’État) et le marché. L’économie ne concerne qu’une sous-scène sociale, celle du marché : ce n’est qu’une science sociale parmi d’autres (la linguistique, les sciences du droit, la démographie, etc.), qui, de jure, doit être comprise par la science globale de la société, la sociologie. Or, celle-ci fait défaut justement en tant que science globale, qui devrait être en mesure de proposer des buts aux autres sciences sociales, et l’économie profite de sa transversalité et de son double bind spécifique, celui de la monnaie, qui se prête à la mathématisation, pour prendre la place vide de science de la société, pour la suppléer. Le néo-libéralisme monétariste, forme dominante de la théorie économique depuis deux ou trois décennies, est assis sur la réduction qui est propre au retrait de la monnaie. C’est donc le discours de la monnaie qui occupe la place de direction de l’ensemble de la société, place qui, après la guerre de 39-45, était occupée par le discours de l’économie politique, dont la portée allait au-delà du seul marché. Or, parmi les facteurs qui comptent pour ses comptes, un seul n’est pas réduit, le capital, qui est de lui-même chiffré en monnaie (quel que soit le propriétaire juridique, qui est réduit, bien sûr). Puisque les hauts lieux du capital sont dorénavant multinationaux, éloignés des unités locales d’habitation d’où ils retirent leurs profits, et puisque en haut le capital prévaut sur la technique et sa pollution possible, le risque de ravages sociaux et écologiques reste un souci des populations, des politiciens et des militants, mais au niveau local : or, c’est ce niveau local qui est réduit par les chiffres statistiques globaux qui seuls intéressent les hauts lieux. Mais justement, c’est le réduit de la scène qui exige qu’il y ait régulation, celle-ci est essentielle à toute scène, on l’aura compris.
112. C’est donc l’absence d’une sociologie scientifique susceptible de guider les choix des chiffres à compter par l’économiste (ce type de choix, d’ordre politique, est fait par exemple dans l’élaboration des budgets) qui a comme conséquence que l’économie joue dans les faits le rôle de la science de la société (rôle indispensable, il va de soi, c’est pourquoi c’est très dangereux). Incapable de dépasser les limites de sa réduction, de revenir à la tradition de l’économie politique d’autrefois, elle ignore, de par sa structure monétariste, la loi de l’habitation ou écologie, le souci de la Terre et des vivants, tandis que les tenants du développement durable réclament une approche systémique de ces questions que les économistes, ‘systémiques’ aussi à leur façon et en position hégémonique, empêchent tout à fait, s’il est vrai que leurs critères résident dans les chiffres toujours plus élevés. « Le capital prospère, la société se dégrade », disent Boltanski et Chiapello dans un long et beau livre, où ils réclament un « nouvel esprit du capitalisme » pour que la civilisation soit viable. On pourrait transposer la logique des double binds aux sociétés contemporaines bien plus complexes : la guerre des plus grands chiffres qui se livrent les unités multilocales (ou multinationales) et les dévastations qu’elles provoquent - dans les écologies qui nourrissent les populations et dans leurs emplois – dans les sociétés nationales, plus ou moins impuissantes, mais menacées de l’intérieur par les mécontentements et révoltes inévitables, qui ne manqueront pas d’avoir lieu, tôt ou tard, cette guerre ne peut ne pas avoir des répercussions sur les capitaux financiers eux-mêmes. Le jour n’est sans doute pas loin où l’on devra défendre les propriétés privées des unités locales contre leur multinationalisation avec les mêmes arguments de naguère contre les nationalisations. Le mot de Letamendi en épigraphe - « d’un médecin qui ne connaît que médecine, tu peux être sûr qu’il ne connaît même pas la médecine » - est vrai aussi en ce qui concerne le philosophe, mais c’est bien plus dangereux chez l’économiste. Car l’éco- (oikos, maison), qui donne le nom à sa science tout comme à l’écologie, devrait lier ces deux disciplines dans le même but, à l’instar de la médicine : un but thérapeutique de l’habitation. Il faut sans doute que les économistes trouvent - d’urgence, puisqu’il est déjà trop tard - une ‘économie politique’ adéquate, la thérapie des très graves problèmes que la globalisation est en train de susciter, aussi bien côté pollution et climat que côté faim, maladie et pauvreté de millions de gens.




[1] De même que les expérimentations d’un médicament pour la maladie d’un certain organe d’elles-mêmes ne peuvent pas tenir compte de tous les autres tissus qui peuvent le recevoir dans le sang, de ce qu’on appelle des ‘effets secondaires’, il en faudra d’autres essais.

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