lundi 18 février 2008

Question neurologique

La difficile question neurologique : cerveau, usages et discours, sans ledit ‘mental’

73. Venons-en à la très difficile question de l’approche scientifique du cerveau, organe autant du corps que du psychisme humain ; très difficile en ceci qu’elle rencontre la racine du dualisme philosophique greco-européen entre le corps et l’âme (psychê, en grec), dont les neurologistes ont raison de se méfier. Hélas !, à leur insu, ils y sont pris, eux aussi, par le biais de la représentation mentale. La question est celle du statut du cerveau : organe corporel, sans doute, inventé depuis très longtemps, sous formes embryonnaires, par l’évolution biologique, mais, sans doute aussi, organe de la pensée. Mais ce deuxième ‘sans doute’ mérite nuance : ce que nous appelons ‘pensée’, dans la mesure où elle n’est pas dissociable du langage doublement articulé[1], est tard venue comme fonction du cerveau des anthropoïdes qui ont inventé les premiers outils et les premiers mots. Ceci oblige donc à ne pas niveler les deux faces du cerveau et, par exemple majeur, à exclure d’emblée toute incidence des gènes des neurones sur ce qui relève dudit psychisme.
74. Quelle est la spécificité des neurones parmi les autres deux centaines des cellules spécialisées des vertébrés ? En écrivant au § 31 que l’efficacité des gènes et du ribotype barbiérien était limitée au métabolisme cellulaire, on a laissé entendre que les cellules sont des sortes de petites îles qui se groupent en tissus et ceux-ci en organes. C’est vrai, mais justement les neurones en sont l’exception : leur spécialité est de créer avec leurs synapses qui les lient les uns aux autres un ‘réseau nerveux’ serré d’affectation mutuelle, qui permet à l’ensemble d’être, à travers d’organes perceptifs, affecté du dehors et de s’auto affecter. Pas de façon anarchique, bien entendu, mais selon des graphes (Changeux), dont sans doute beaucoup d’innés, créés très tôt, mais d’autres, par contre, inscrits (graphés !) par l’apprentissage des usages et de la parole. Ceux-ci s’ajoutent donc aux fonctions du cerveau, articulant un vieux cerveau ‘reptile’[2] au nouveau cortex des oiseaux et mammifères, où justement la part belle est réservée aux graphes de l’apprentissage de la façon d’habiter en humain.
75. Les spécialistes du sommeil et du rêve ont montré comment il y a chez nous deux formes de sommeil, l’un lent d’environ une heure et demie qui est interrompu, avant de reprendre pour une nouvelle heure et demie, par un sommeil agité d’une vingtaine de minutes que M. Jouvet appelle paradoxal. Ce serait dans ces périodes plus brèves que nous rêvons, mais Jouvet ne peut pas le savoir par les instruments et méthodes qui lui ont permis de discerner les différents sommeils, il lui faut réveiller ses patients et leur demander : ‘rêviez-vous ? à quoi ?’. Sans qu’il semble se rendre compte, il signale ainsi une dichotomie entre deux approches du psychisme, l’une proprement neurologique, à base d’analyses chimiques et d’instruments électriques, et l’autre, qu’il faudrait qualifier de ‘discursive’, qui se fait par le dialogue avec le patient (propre de la psychanalyse et des autres psychologies). Ce n’est pas surprenant que son livre se termine sur l’insatisfaction concernant l’étude neurologique des rêves[3]. Il serait toutefois d’accord, je suppose, pour refuser la prétention de rendre compte, avec ses moyens de neurologie, des règles linguistiques des diverses langues : celles-ci toutefois se jouent essentiellement dans les cerveaux humains, à l’instar des rêves. Il faut donc dire qu’il y a un dualisme méthodologique irréductible entre les deux approches du cerveau et du psychisme (§ 107).
76. Il ne s’agit pourtant pas de céder au dualisme[4], au contraire. Demandons l’aide des ingénieurs des ordinateurs : cette irréductibilité d’approche instrumentale du matériel (hardware) et du logiciel (software) se retrouve aussi chez eux. Avec les moyens de réparation du matériel, ils ne peuvent pas savoir quel programme est en train de se jouer, en quel langage, il leur faut demander à l’opérateur, qui se trouve du côté du logiciel. De même, on ne peut pas, toujours avec les instruments électriques adéquats (sans les membranes acoustiques des téléphones), savoir ce que l’on dit au téléphone par l’analyse du respectif courant électrique, ni repérer les acteurs d’un film de télévision dans le courant reçu par l’antenne. Chez les graphes du cerveau, qui sont des sortes de câbles électriques à courant ionique[5], le problème est identique. Il n’y a en eux ni des mots, ni des musiques, ni des nombres (ils sont dans les ouïes et la voix), ni des images mentales (même pas dans les yeux), pas plus que dans le matériel des ordinateurs, où il n’y a que de l’électricité qui passe (à électrons, donc sans affecter chimiquement les câbles) : les mots et les problèmes sont à l’entrée (par les claviers, bandes magnétiques, cartes perforées), et à la sortie, sur les écrans et les imprimantes. Il n’y a pas, dans le cerveau, de représentations mentales, d’idées, ni des images souvenir de quelqu’un. Ce n’est pas facile à accepter, sans doute, mais on perd son temps à les chercher. Le ‘mental’ est, tout comme l’idée inventée par Descartes et l’âme de Platon, une fiction, le rêve de quitter la matérialité, soit du corps, soit des lettres. Le phénoménologue pose donc, comme thèse philosophique, que ces deux mots, ‘cerveau’ et ‘psychisme’, nomment à la fois la même réalité ontique et le vieux conflit entre ses deux approches possibles, celle de la neurologie et de son analyse du ‘corps’ et celle de l’expérience de l’auto affection et du dialogue. Le ‘mental’ sépare et oppose ‘sujet’ à l’intérieur et ‘objet’ représenté à l’extérieur. Si je vois un objet jamais vu, qui est donc vraiment à l’extérieur, je ne le connais pas ; je ne connais que ceux qui sont déjà inscrits en moi ; ce qu’on appelle l’intérieur, n’est que l’extérieur - le ‘monde’ - graphé dans mon cerveau, moyennant quoi je suis ‘être au monde’, le Dasein de Heidegger, tout extérieur[6]. Mon intériorité – qui est l’une des choses à laquelle je tiens le plus, mes secrets - n’est que ma façon d’être en retrait par rapport à autrui, comme je l’ai suggéré (§ 63) : même quand je pense ‘mentalement’, comme on dit, je suis ‘à l’extérieur’, auprès de ce à quoi je pense (des personnages d’un texte biblique que je lis, par exemple).
77. Bref, les neurones ont été faits, en rapport avec les hormones régulatrices de l’homéostasie du sang (système d’alimentation), pour la motilité, le cerveau liant les organes perceptifs aux muscles des membres de locomotion. Le néo-cortex des oiseaux et mammifères s’est spécialisé en les stratégies de prédation, de lutte et de fuite, c’est cela pour eux ‘penser’, selon ce qu’ils ont appris et expérimenté. Le langage et les autres usages ont été inventés socialement pour l’apprentissage : ils viennent s’inscrire du dehors dans des graphes spécifiques du cerveau dans les mêmes régions cérébrales de la pensée mammifère. C’est dire que le cerveau humain est à la fois un organe biologique et social. On demandera : comment comprendre, dans cette perspective, le cogito, ‘moi, je pense’ ? ‘Je’ appartient aux graphes, a été graphé avec les apprentissages, en fait essentiellement partie, les graphes ne parlent ni ne pensent sans son jeu de guide, disons et, en même temps, ce jeu auto-affecte le ‘je’, comme on dit con-science : ‘je’ sais de ‘moi’, de ce que je dis et fais quand je dis et je fais, en tant que condition de le dire et de le faire. Le ‘moi, je’ est renforcé tout au long de sa vie, de ses usages et événements. C’est à l’envers de tout ce qu’on a appris en Occident, de toute notre philosophie et littérature, c’est pourquoi c’est si difficile. Je n’est pas un autre, il est la trace de beaucoup d’autres. C’est l’énigme majeure.
78. C’est toutefois cette conception - philosophie avec sciences – qui, me semble-t-il, devrait être féconde en neurologie. Comment faire donc ? Ce n’est pas au phénoménologue de le dire, mais l’une des possibilités serait de chercher l’aide des linguistes, par exemple, comme font les ingénieurs du logiciel, de préférence ceux de chez Gross (§ 65), disparu précocement, hélas ! J’ai dit que l’aire de Broca que les neurologistes ont découverte, semble être celle où l’ont fait les associations syntaxiques automatiques pour parler ou penser (§§ 27 et 65), de même que l’aire de Wernicke semble être celle où l’on ‘choisit’ ses mots. Empruntons une dernière fois l’exemple du logiciel. Comment fait-on pour qu’un ordinateur soit capable de ‘jouer’ aux échecs ? On ne lui apprend pas des raisonnements, mais les règles du jeu, tant celles que définissent les diverses pièces que celles des stratégies des champions. C’est-à-dire, on lui apprend un ‘langage’. C’est probablement ce qu’il faudrait chercher dans les graphes : comment nos langues y sont graphées[7].



[1] C’est facilement admis aujourd’hui par les neurologistes, voire par de nombreux philosophes, sans que l’on comprenne toujours qu’il faudrait en conséquence congédier la représentation mentale.
[2] Qui est notre glande endocrine la plus importante, sécrétant notamment les hormones qui veillent sur l’équilibre homéostatique du sang.
[3] Puisque, pour des raisons de brièveté, je ne m’occupe pas ici de la psychanalyse, qui fait partie pourtant des cinq domaines dans le texte de référence (le chapitre qui lui est consacré tâche d’éclairer son statut scientifique spécial), je signale quand même comment est remarquable la différence entre deux ou trois petites choses qu’il recueille de 2500 rêves et les interprétations des rêves de l’admirable livre de Freud de 1900. De celui-ci on peut parler de ‘science des rêves’, ou, plus rigoureusement, d’une sémiotique expérimentale du discours névrotique dans son rapport à l’énergétique sexuelle des humains. Cette sémiotique se fait sur le discours du patient en train de se livrer dans ses associations libres, parfois proches du délire, autour du ‘moi. Ce sont les résistances que ce moi manifeste à dire, en bégayant, en s’auto censurant, en déniant, en riant ou en pleurant, en somme, en se surprenant soi-même, qui permet à l’analyste de repérer un ‘surmoi’, relevant de la loi sociale et qui s’oppose au pulsionnel sexuel (aveu de rapports ‘immoraux’ à la mère et au père, dans l’interprétation des rêves, par exemple) que Freud a appelé ‘ça’. Science sui generis, elle traverse (et les révèle articulés entre eux) le langage, le social avec son interdit de l’inceste et la sexualité (biologie), c’est à dire les trois domaines principaux des sciences concernant les humains.
[4] Disons quand même que cette irréductibilité rend honneur à Platon et à Descartes, dont ce texte est fort éloigné.
[5] Donc susceptible de changement chimique dans les synapses et de les grapher.
[6] Ceci a été proposé en 1927 : il me semble que ce n’est pas encore passé dans les mœurs, même pas des philosophes, même pas de beaucoup de spécialistes de Heidegger, car ce n’est vraiment pas commode à penser. Peut-être qu’il n’y eut jamais de décalage aussi fort entre une ‘vérité de pensée’ et notre expérience commune, sauf peut-être celle de l’héliocentrisme, l’inverse de ce que nos yeux voient.
[7] La comparaison entre cerveau et ordinateur chez les ingénieurs de l’I. A. gagnerait à tenir compte des deux différentes façons qu’ont les ordinateurs de jouer avec les nombres (susceptibles de langage binaire, correspondant au passage ou interruption de courant : on peut calculer avec) et avec les mots (dont la polysémie n’est pas discernable directement mais par des jeux de différences avec des mots ailleurs) : on ne peut que transposer des lettres et des séquences de lettres, toute opération de pensée devant être inscrite par des linguistes.

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