lundi 18 février 2008

Évolution et sexualité

Logique de l’évolution par supplément (2) : le rôle de la sexualité

97. Pour répondre à cette question, reprenons le cercle homéostatique d’une espèce animale quelconque. Pour comprendre l’évolution, il faut tenir compte des 3 (ou 4) doubles binds référés (§ 80), à la suite, sans doute, de tremblements de la scène écologi­que ; il s’agira à chaque fois de remplacer un cercle homéostatique par un autre un tout petit peu différent, qui continue­ra de bien marcher, sans qu’il n’y ait aucune raison pour en exclure le jeu des oscillations entre les 3 ou 4 doubles binds, supplémentaires les uns aux autres. Pour qu’il ait lieu, ce remplacement doit pouvoir compter sur des complices au dedans du cer­cle homéos­tatique, qui tou­tefois ne fassent pas partie de sa logi­que ni de ses oscilla­tions. Voici que les hormones stéroïdes de la sexualité ont cette fort étrange logique, d’être dedans et de pousser vers l’autre dehors à la fois, d’être issues du métabolisme (de certaines glandes) et ver­sées dans le “milieu intérieur” où l’ho­méostasie est régulée, en échap­pant toutefois à l’économie de la nutrition. Elle en est l’in­ver­sion, une con­tre-économie, un gaspillage éperdu (§ 39). À l’inverse de tou­tes les autres cel­lu­les spécialisées, ces glandes ne sont point au service de leur nourri­ture à tous, elles forment un autre système qui est au ser­vice de l’espèce, en excès par rap­port à sa loi fondamentale. Si l’on songe à ce qui se passe chez les espèces asexuées, on peut dire que la reproduction sexuelle des espèces animales a impliqué l’invention de la mort (des cadavres), de la bipolarité femelle / mâle, de la filiation et de la fraternité, donc de la parenté, des conditions de l’apprentissage. On ne s’étonnera pas que ces motifs reviennent dans le discours psychanalytique sur la sexualité humaine en tant que soumise toujours-déjà à la loi. Cela a été une sorte de deuxième grande invention de la vie, dont l’immense variété des espèces est le résultat. Il se trouve, d’autre part, selon J.-D. Vincent, que les hormones sexuelles ont un rôle décisif dans l’embryologie du cerveau, une plasticité étonnante entre hormones mâles et femelles, la possibilité en certaines circonstances de venir prendre place dans le génome pour la synthèse de protéines ; elles ont aussi un rôle fondamental dans les métamorphoses des invertébrés et des vertébrés. Or, le dépassement du très curieux phénomène des métamorphoses a abouti - autant chez les invertébrés, les arthropodes, que chez les vertébrés, oiseaux et mammifères – à des espèces endogamiques de façon bien plus stricte que dans des espèces moins évoluées, comme si la reproduction sexuelle, entrée très tôt dans l’évolution, en devenait en quelque sorte le but. Mieux encore, au sommet des vertébrés, elle a abouti aux espèces classées comme ‘mammifères’, où le système de reproduction des espèces, jusqu’alors le fait d’œufs pondus à l’extérieur, vient se loger dans le ventre et les mamelles des femelles : ce bouleversement de l’anatomie et de la physiologie du système de nutrition par le système (tiers) de la reproduction sexuelle n’aurait rien à voir avec les hormones stéroïdes ? En conséquence de ces réflexions, le texte de référence ébauche une hypothèse[1] sur le rôle éventuel des hormones sexuelles dans l’évolution (repérable peut-être en embryologie) qu’il n’est pas possible d’exposer ici mais qui fait pendant avec le rôle (supplémentaire, de sublimation) de la sexualité dans l’évolution historique des sociétés humaines.
98. Pour commencer, espèce endogamique comme les autres mammifères, les sociétés humaines se sont données toutefois des frontières d’endogamie bien plus serrées entre elles, en faisant de l’échange des femmes – devenues l’élément ultra-précieux de la reproduction - un lien social principal, tandis que la sexualité excessive (les femmes ne sont plus limitées par le rut) était interdite entre les gens du même ‘sang’ ou de la même ‘chair’. À l’instar des femelles des autres primates, les femmes sont moins robustes que les hommes, d’une part, trop de temps embarrassées par les grossesses et allaitements, et donc à protéger, d’autre part ; la loi de la guerre semble bien être la raison principale de cet échange généralisé[2].
99. Pour comprendre la genèse de cette loi, il faut suivre l’évolution des ‘forces’. Les physiciens ont montré que les forces constitutives de la matière - nucléaires, électromagnétiques et gravitationnelles - sont permanentes et attractives, ce qui déjà avait beaucoup étonné Newton, car il avait développé sa mécanique autour de forces occasionnelles, pour ainsi dire locales. On peut poser que, sur la terre, les premières forces non attractives ont été d’ordre biologique, d’abord les membranes cellulaires, puis les forces musculaires de mobilité en général, de préhension par la bouche dans la prédation (Leroi-Gourhan), les forces des luttes. Le néo-cortex des mammifères carnivores a rendu possible la com-préhension, le développement de stratégies pour la préhension. C’est sur cette compréhension que le langage sonore est venu se greffer (Vygotsky) et hausser la capacité des humains[3] à former des sociétés plus vastes, qui ont d’abord des buts de mammifères, ceux de se nourrir et de se défendre. Leurs unités sociales auront inventé, dans le nœud de ces diverses lignes (se nourrir et défendre, compréhension stratégique, langage), un type de force attractive non-physique, celle des paradigmes des unités sociales qui attirent chacun de ses agents à accomplir les usages de l’unité par l’assurance de nourriture et défense (tout seuls, ils sont perdus devant la loi de la jungle). Or, ces paradigmes impliquent dans leur force attractive l’interdit de l’inceste, c’est-à-dire que la modération des envies sexuelles excessives fait partie du nœud paradigmatique.
100. L’invention du langage et plus tard de l’écriture (technique d’inscription durable de chiffres pour compter et calculer et du langage oral) a été à l’origine de la quatrième grande lignée évolutive, celles des inscriptions sur une matière d’emprunt, qui s’est développée en Occident sous deux formes d’institutions, l’une à origine grecque, l’école, l’autre à origine juive, l’église chrétienne. La transmission de l’héritage scripturaire – et c’est la raison de fond qui en fait une lignée à part de celles des maisons, où toutefois le langage oral a un rôle décisif – se fait toujours par apprentissage, sans doute, mais en dehors de la parenté, non plus entre père et fils ou mère et fille comme dans les maisons, mais entre maître et disciple, par ‘vocation’ (§ 51). C’est pourquoi il faut parler d’institution : la parenté en est exclue, c’est-à-dire la reproduction sexuelle, la sexualité, bref la nature ou ‘phusis’. Que l’église soit ‘sur-naturelle’ (dans la latinité, son clergé est célibataire)[4] et l’école, pourrait-on dire, ‘méta-physique’, c’est par effet de leur rapport essentiel à la lecture et à l’écriture comme autres que la nature. Et c’est la sublimation freudienne - déplacement des énergies sexuelles excessives pour motiver des activités non sexuelles, des envies spirituelles et de connaissance à la place des envies des maisons (dès la bonne chère jusqu’à la gloire du pouvoir) - qui semble devoir être invoquée pour comprendre le rapport supplémentaire de ces institutions aux maisons qui leur fournissent leurs agents et nourriture respective.
101. Ces deux institutions ont constitué une lignée marginale à celle de la parenté. Elles se sont rencontrées au tournant du 2e au 3e siècles et ont fait tresse entre elles, dans l’élaboration de la théologie chrétienne, qui a emprunté les catégories philosophiques de Platon pour se constituer (Clément d’Alexandrie et surtout Origène). Ceci a été la chance de la future Europe, car la première grande étape de ces institutions d’écriture après l’effondrement de la première modernité de la Méditerranée, de l’empire romain d’occident, a été la généralisation religieuse de l’église impériale aux sociétés dites barbares, la constitution de la Chrétienté. L’église du livre y enveloppait tout le monde, même les analphabètes. Et puis l’invention des universités médiévales, mixte d’école et d’église, si l’on peut dire, qui a mis Aristote au programme scolaire (un tout petit peu platonisé d’ailleurs). La troisième étape a été celle de l’éclatement de la Chrétienté par le protestantisme que l’imprimerie a rendu possible, l’un et l’autre précipitant la séparation progressive des deux institutions. La quatrième a été celle de l’invention des laboratoires scientifiques, où, comme Newton l’a bien écrit, géométrie et mécanique se sont jointes au sein d’une philosophie naturelle : c’est le chambardement de l’école, l’introduction des mains et des instruments techniques de mesure et expérimentation dans la recherche de la connaissance. Cette mécanique était repérable dans des institutions quasi modernes comme les chantiers navals : c’était la technique des usages qui quittait les maisons des artisans des villes, comme d’autre part les manufactures faisaient une juxtaposition de métiers de tissage avant les usines hétérarciques que la machine à vapeur allait rendre possibles comme dernière et révolutionnaire étape. Ce fut la conjonction de l’écriture scolaire et de la technique, ce double pas et dans les laboratoires et dans les usines industrielles et capitalistes, qui a assuré le triomphe de l’école sur l’église[5] : c’est maintenant à l’école de l’écriture à envelopper tout le monde et à rendre possible et nécessaire la démocratie politique, en assumant la laïcité. C’est aussi ce double pas qui a cassé les maisons entre institutions et familles. La reproduction sexuelle reste exclue des institutions où l’on travaille, comme auparavant de l’école et de l’église, les énergies sexuelles doivent être sublimées, notamment là où hommes et femmes collaborent quotidiennement. N. Elias a raconté la préhistoire de cette sublimation, la genèse du ‘super ego’ de la civilité européenne dans les cours des monarchies : il découvrait ainsi le pendant dans notre modernité à la leçon de Lévi-Strauss sur les sociétés des débuts humains. On peut dire, en effet, que l’importance accrue de l’école et des médias dans l’éducation des gens, l’entrée massive des femmes dans le monde du travail et la découverte de la pilule, ont eu débouché dans les sociétés occidentales sur la diminution soudaine du poids du patriarcat, de l’autorité sociale sur la sexualité, d’abord juvénile et féminine, sur une vraie ‘révolution sexuelle’ dont c’est la dimension politique qui s’est manifestée avec éclat dans les années 60 et 70. Inventée au début de l’évolution biologique, la sexualité se libère de sa fonction reproductrice et devient érotisme accessible à tout le monde, au bout – à nos yeux – de l’évolution historique.
102. Ni Lévi-Strauss ni Elias n’auraient été possibles sans passer par Freud. Que la psychanalyse ait du mal à être reçue comme science, que chez elle la sublimation reste peu travaillée, ce sont des indices de comment sans doute ce motif du supplément sera difficile à élaborer de façon satisfaisante. Il consiste dans la façon dont se tisse le nœud d’un double bind, d’un double lien – ni ‘un’ ni ‘deux’, ‘un double’, car aucun n’existant sans l’autre, indissociables – qui contient le trop d’énergie d’une scène de circulation donnée par une (autre) force la stricturant (inhibition de quelques éléments) et rend cette énergie, devenue oscillante, adaptable à la circulation de la nouvelle scène, supplémentaire. La difficulté, c'est qu’il s’agit, en quelque sorte, de la greffe d’une homéostasie en ses petites répétitions sur une autre homéostasie en ses petites répétitions. Si l’on songe à la séquence évolutive suivante - unicellulaire / organisme avec circulation de sang / réseau neuronal / usages et langage dans l’unité locale d’habitation / société globale -, on se rend compte que c’est ce qui était (et ne cesse de l’être, bien sûr) régulateur de l’homéostasie dans la scène suppléée qui est inhibé strictement dans la scène supplémentaire : les cellules spécialisées dans le passage du premier au second, les hormones du paléo-cortex dans celui du second au troisième, les gestes (‘primitifs’) et les bruits des hominidiens du troisième au quatrième, les unités locales privées dans le dernier.
103. Une petite parenthèse. Il faut, me semble-t-il, penser (pour mieux agir) que les diverses sociétés actuellement en rapport entre elles (ladite globalisation) n’ont pas le même parcours historique, notamment en ce qui concerne les deux types d’institutions d’écriture que l’on vient d’évoquer (même entre des pays de tradition occidentale : protestante, catholique ou orthodoxe et différentes époques d’alphabétisation). C’est pourquoi il n’est pas surprenant que ces décalages posent de très graves problèmes. On peut comprendre que l’anti-occidentalisme de nombreux clercs de l’Islam (je ne parle pas du terrorisme, affaire de police) est comparable à la réjection de la modernité par l’Église catholique jusqu’aux années 1960, qu’il leur faudra donc aussi du temps historique, mesurable peut-être en termes de générations. Tandis que les civilisations asiatiques, si anciennes, avec une si longue tradition scripturaire et sans l’ ‘absolu’ du Monothéisme, n’ont pas trouvé ce type d’obstacles dans leur modernisation accélérée. La question qui est ouverte, plus peut-être que le ‘choc’ des civilisations, est la façon dont ces cultures asiatiques, sans l’opération de définition dans leurs traditions, vont (ou sont en train de) réagir à nos sciences non mathématiques, quelles greffes en résulteront. Le problème des sociétés de l’Afrique « mal partie » est sans doute qu’elles étaient encore tribales, il y a deux ou trois générations : combien de générations leur faut-il pour une modernisation conséquente avec leurs traditions, leur permettant d’échapper à l’exploitation néocoloniale des multinationales ? La façon dont Mandela, Kofi Anan et tant d’autres Africains sont devenus des personnages historiques montre que ce n’est pas une question de racisme ; il faut faire attention aux différentes temporalités des sociétés, à leurs ancestralités en retrait. Les Occidentaux, de leur côté, pourront apprendre avec ces Autres, en termes de solidarité, ce que des siècles d’individualisme d’ ‘âmes’ et de ‘sujets’ nous ont fait perdre ; il faudra s’attendre à l’inverse à ce que les grandes civilisations asiatiques gagnent, avec la technologie, quelque chose de la ‘liberté’ occidentale et sachent se prémunir de notre individualisme outrancier.



[1] Dans ce cas, il ne s’agit que de lier des choses connues mais éparses.
[2] Il se peut que le cadre quasi féministe des îles de Trobriand décrit par Malinowski n’ait été possible que par l’isolement insulaire de la tribu, condition nécessaire, peut-être pas suffisante.
[3] Son apprentissage par les enfants hausse leurs voix aux recettes des usages appris, leur épargnant l’effort impossible de les découvrir tout seuls ; en recevant les mots avec lesquels la communauté pense, leurs voix apprennent très vite à penser.
[4] C’est le sens de l’opposition entre esprit et chair dans le Nouveau Testament. Celle-ci est l’ordre de la parenté, où la reproduction sexuelle a sa place sans doute, mais qui n’est pas envisagée d’elle-même. Une des équivoques les plus graves sur la sexualité a été l’interprétation très tardive des récits mythiques sur la naissance virginale de Jésus comme impliquant que Marie soit resté vierge le reste de sa vie, quand pourtant les évangiles nomment les frères et sœurs de Jésus, l’un d’eux, Jacques, étant devenu le principal dirigeant de l’église de Jérusalem, auquel Paul s’est heurté. Ces récits ne visaient pas le sexe : le nouveau-né, à l’instar d’Isaac, Samuël et Jean Baptiste, était donné par Dieu, avait un destin messianique, n’était pas issu de la chair, de l’ordre de la parenté. C’est le manichéisme et d’autres courants anti-sexualité du 3e siècle qui ont été à l’origine de ce que l’on appelle, de façon fort erronée, morale judéo-chrétienne : hellénistico-chrétienne, faudrait-il dire, car dans les Bibles, hébraïque et chrétienne, on n’en trouve pas de traces.
[5] Que le christianisme, pour son meilleur et son pire, soit en retrait dans les structures de la civilisation moderne, incompréhensible sans cela comme sans philosophie ni sciences, n’accorde aucune hégémonie ‘symbolique’ aux Églises actuelles, de même que la Grèce actuelle n’en a aucune du fait que ses ancêtres aient inventé la philosophie et le discours scientifique (logique, géométrie). En effet, la modernité s’est instituée laïque, c’est cela la « mort de Dieu » (Nietzsche) : autant le croyant comme l’anticlérical doivent accepter la part ancestrale de son autre.

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