Le retrait régulateur des oscillations entre petites répétitions et événements
65. Après ce long parcours à travers les sciences des sociétés[1], revenons à la question des retraits constitutifs des phénomènes si divers des différentes disciplines scientifiques, à fin de pouvoir ensuite approcher d’un peu plus près la si difficile question de leur double bind. Ce que j’ai appelé, en inspiration heideggérienne directe, retrait donateur concerne la question de la ‘venue à l’être’ de ces mécanismes autonomes vivants, la façon dont les mécanismes qui en sont à l’origine les ‘laissent être’ autonomes de façon progressive, selon la temporalité de leur taille : retirés, ces donateurs restent ‘effacés’ dans ces mécanismes, qui en sont la trace (Derrida). Tandis que le retrait strict - d’inspiration derridienne, lui - fait partie des mécanismes, il en retient le trop énergétique en des répétitions que l’on peut dire automatiques, car en dehors de toute interférence directe : dans le cas de la voiture, par exemple, il est impossible de mettre la main dans le cylindre où se fait l’explosion de l’essence ; le noyau atomique est inexpugnable dans les conditions terrestres de température ; les biologistes défendent comme un dogme que l’ADN ne reçoit pas d’acquisitions de l’environnement ; le système phonologique de chaque langue résiste aussi très fortement aux changements dans la longue durée, reformule la phonétique des mots étrangers empruntés ; l’interdit de l’inceste reste imprenable quant tous les ‘tabous’ sexuels semblent être tombés ; le nom même de refoulement dit comment tout ce qui l’approche est englouti avec. La liste est éloquente : il est évident que ces répétitions automatiques ne sont pas adéquates aux scènes où la loi oblige à tenir compte de l’aléatoire venu d’autres mécanismes autonomes, il faut donc qu’il y ait entre les deux un mécanisme de régulation. Il doit être capable de la spontanéité de l’autonomie et de la malléabilité rigoureuse de l’adéquation à la scène des autres, à sa loi de circulation. Dans le cas de la voiture, plus simple parce que sans auto-nutrition, cette régulation est assurée par l’appareil, tout ce qui n’est pas le moteur cylindrique d’explosion. Débrayé, celui-ci n'est que les répétitions strictes du piston, sans véritable effort. L'embrayage et la boîte à vitesses sont des mécanismes d'oscillation qui permettent à la machine de changer de comportement selon les aléas du trafic, de freiner en toute vitesse, ou l'inverse, d'accélérer vite quand la voie se débloque, de gagner de l'intensité, de l'ivresse de conduire: c'est de l'événement par rapport à la monotonie d'un embouteillage, toute faite de petites répétitions. Ces mécanismes se répètent – comme usage - chez le conducteur de la voiture. Il a appris à régler les petites répétitions de la machine et leurs oscillations, à gagner lui aussi des petites répétitions automatiques dans la conduite, à devenir lui-même en quelque sorte une pièce de la machine, puisque ses mouvements doivent suivre les aléas du trafic quasi machinalement, automatiquement, sans faire presque attention, avec la spontanéité de l'habileté, attentif à la direction à prendre, aux autres voitures, aux signaux de la route, dans une sorte d’attention flottante, en jargon psychanalyste, que les petites répétitions rendent possible par leur automatisme. L'attention est en attente d'un événement toujours possible ou bien à la recherche d'une intensité de vitesse, dans un rallye par exemple, une poursuite en voiture dans un film d'action.
66. On peut donner pour le langage des exemples semblables d’oscillations entre petites répétitions et événements. Les phonèmes (ou les lettres) sont des répétitions strictes, la voix qui les prononce ayant un rôle de moteur, d’ex-pression (ou les doigts sur le clavier, d’im-pression). Mais les phrases que l’on dit impliquent des quantités de règles de morphologie et syntaxe, prépositions, conjonctions, accord de genre et nombre, flexions des verbes, que nous faisons automatiquement, sans y songer. On peut supposer que nous choisissons, très vite d’ailleurs, les noms et adjectifs, verbes et adverbes, mais ils nous arrivent à la bouche et à la main déjà enchaînés en phrases linguistiquement correctes. Pourrions-nous parler s’il nous fallait faire attention à chacune de ces règles ? Je ne peux éviter de parler ici du livre le plus extraordinaire qui soit du point de vue de la méthodologie linguistique[2] : en 1975, pour la première fois depuis les grammaires de l’Antiquité, le livre Méthodes en syntaxe de Maurice Gross a présenté une analyse d'environ 3000 verbes français, c'est à dire une analyse assez proche de l'exhaustivité des verbes les plus fréquents, quelque chose dont aucun linguiste avant lui ne semble avoir même pas seulement rêvé (on n’avait jamais travaillé que sur quelques exemples limités). Il présente 19 tableaux où ces 3000 verbes sont classés selon leur acceptation de phrases complétives en position soit de sujet soit de complément[3], chaque tableau donnant un nombre plus ou moins grand d'autres propriétés syntaxiques permettant de distinguer ses verbes, dans un ensemble de 2000 classes (1,5 en moyenne) de verbes typés selon leurs propriétés syntaxiques. Eh bien, ce sont ces propriétés que chez chacun de nous sortent toutes faites, nous permettant de mener une conversation ou une discussion, avec tous ses aléatoires et surprises, au point que l’on dise parfois quelque chose qui nous surprend, lapsus qui fasse rire ou idée qui donne à penser.
67. Les unités sociales privées qui sont retirées strictement, le sont pour assurer la routine quotidienne des usages, différents selon les spécialisations, certes, mais selon des gestes (de cuisine ou d’hygiène, écrire sur du papier, poser des briques, ranger des boîtes, que sais-je ?) qui se répètent partout. Cette routine, si décriée, est toutefois ce que toute entreprise doit assurer pour avoir un minimum de productivité, puisque celle-ci serait nulle, ou plutôt fort négative, si chacun devait inventer ses gestes à chaque minute. Elle est, au contraire de ce que l’on semble souvent penser, la condition de l’habileté et de la souplesse face à tout événement, toute difficulté qu’il faille tourner ou résoudre plus ou moins rapidement : de même que sur la route, quand l’accident possible se présente, il faut dominer les petites répétitions et non point inventer des nouveautés ! Week-ends, congés, vacances, ce sont pour ceux qui travaillent des événements qui interrompent cette routine, comme pour le patron la conclusion d’une bonne affaire ou, à l’inverse, une grève de son personnel, une épidémie, une révolution.
68. De même pour ce qui est de la biologie. Laissons de côté la question compliquée du métabolisme cellulaire, pour envisager cet étonnant ‘milieu intérieur’ (Claude Bernard) que J.-D. Vincent (1986) expose et dont l’équilibre homéostatique est le véritable enjeu de tout organisme animal, équilibre du sang entre deux seuils : de température, des tensions artérielle et d’osmose, taux divers s’oxygène, sucre, pH, et ainsi de suite. La routine de la respiration (ses événements : rhume, toux, cigare, course) et celle de la circulation du sang (événements : repas ou jeûne, indigestion, infection, ivresse), ce sont des petites répétitions au service de l’alimentation de chaque cellule de l’organisme, dont le métabolisme est en quelque sorte en retrait strict, incessamment répétitif, de l’ensemble organique. On retrouve donc une régulation entre petites répétitions et événements qui pourra nous aider à mieux préciser, forcément de façon fort brève, ce qui est en question : un équilibre instable, oscillant, car dépendant de l’aléatoire extérieur où il puise de quoi maintenir sa stabilité. Le jeu hormonal semble être le principal mécanisme qui veille sur cet équilibre, soit en jouant sur des organes internes, soit en poussant à des comportements (de prédation, de fuite au prédateur, au froid ou à la chaleur, etc). Pour y arriver, il doit pouvoir être ‘présent’ quand il le faut et rester ‘absent’ quand il ne le faut pas (l’hormone qui commande la faim deux heures et demie, à peu près, avant que les cellules en aient besoin, doit être annulée par une autre de satiété dès que le repas soit suffisant, là encore bien avant que les cellules en aient bénéficié). C’est cette oscillation entre présence et absence qui me semble caractéristique de cette régulation, l’absence étant justement un retrait disponible pour toute éventualité, à la façon de l’attention flottante de l’automobiliste.
69. Cet exemple permet de passer au jeu du cerveau et de sa mystérieuse mémoire. On a, d’une part, les oscillations entre l’attention en prise sur l’événement (ou surprise par) et l’attention flottante des usages de routine, puis entre celle-ci et la relaxation de la rêverie, et encore entre celle-ci et le sommeil, et encore entre le sommeil profond ou lent et le sommeil paradoxal des rêves. D’autre part, la mémoire requise par ces oscillations. Qui sait dire ce qu’est la mémoire ? En principe, la réponse est simple et exacte : elle ne peut être autre chose que les graphes des synapses neuronales (Changeux, § 24), sous forme chimique, qui est susceptible de stabilité en contrepoint avec le flux nerveux, à électricité ionique (donc capable de chimie) qui parcourt ces graphes, graphés d’ailleurs par la répétition de ces flux. Plus difficile est-il de préciser un peu plus. Soit l’exemple de la langue : quand moi, portugais, j’écris en français, où est ma mémoire de ma langue ?[4] Et vice-versa, quand je parle portugais, où est-il, mon français ? La mémoire est absence. Nous savons une immensité de choses depuis que nous avons appris à parler et sommes allés à l’école : il nous est toutefois impossible de ‘savoir’ explicitement cet immense savoir, de l’exposer devant nous à la façon d’une encyclopédie personnelle, il ne vient qu’au compte-gouttes, quand l’aléatoire d’un événement attire notre attention et le fait sou-venir. Un souvenir n’est jamais qu’un fragment infime de cette mémoire qui sou/de-vient ‘présent’, l’immense mémoire restant ‘absente’, oubliée. En retrait. Il ne vient qu’à l’appel d’autre chose, soit même une association d’idées, selon des règles qui nous échappent presque totalement[5], en dehors de celles des textes, linguistiques et culturelles à la fois, auxquelles elle obéisse, semble-t-il, et qui semblent disparues des rêves.
70. Les unités sociales, ont-elles une mémoire ? Ce pourrait être le paradigme de Kuhn, tel qu’il l’a défini[6], élargi des systèmes d’usages des laboratoires scientifiques à ceux de toute unité sociale : ce qui, en les attirant[7], lie les divers usagers pour accomplir les usages tels qu’on les a appris des aînés initiés, son système de recettes en somme, mémoire sociale de ce qu’il faut faire. Dès que le cerveau est requis, langage, usage, apprentissage, unité sociale, la mémoire en fait partie : absence qui devient présente de façon fragmentaire par ses effets dans la scène en question, retrait régulateur qui rend les répétitions susceptibles d’adéquation à l’aléatoire des événements, de même que, mutatis mutandis, le jeu des hormones pour réguler l’équilibre homéostatique du sang. On ne peut plus opposer la structure et l’événement, la répétition et le singulier, la langue et la parole, la société (l’espèce, l’institution) et l’individu et ainsi de suite : aucun de ces termes n’est qu’une forme d’oscillation entropique avec l’autre de son couple.
[1] Bien plus complexes que les autres : elles contiennent les phénomènes de toutes les autres disciplines, sans que les leurs soient des mécanismes autonomes semblables, mais plutôt des structures liant des mécanismes, c’est peut-être pourquoi elles sont moins avancées, du point de vue phénoménologique ici proposé.
[2] La méthode suppose, bien sûr, la linguistique générale de Saussure (1916, 1972), Benveniste (1966) la double articulation (Martinet, 1967), très importante pour le phénoménologue.
[3] Un exemple au hasard de la p. 65. Des tests rendront compte du fonctionnement de tel verbe avec des complétives à l'indicatif (pour 'savoir': "Paul sait que Marie viendra", mais non point "Paul sait que Marie vienne") et de tel autre avec des complétives au subjonctif (pour 'vouloir': "Paul veut que Marie vienne", mais non point "Paul veut que Marie viendra").
[4] « Dans les fautes », répond Wally Bourdet qui les a corrigés.
[5] La psychanalyse a fait jouer de façon fort astucieuse l’association d’idées pour en trouver quelques unes. Ces règles sont-elles des petites répétitions ? Comme les petits vieux qui se répètent, ou nous-mêmes, quand quelque chose nous préoccupe très fort et devenons incapables de penser à autre chose ?
[6] La Physique d’Aristote, l’Almageste de Ptolomée, les Principia et l’Optique de Newton, l’Électricité de Franklin, la Chimie de Lavoisier e la Géologie de Lyell, ce sont des performances qui, écrit-il, “ont longtemps servi à définir implicitement les problèmes et les méthodes légitimes d’un domaine de recherche pour des générations successives de chercheurs. S’ils pouvaient jouer ce rôle, c’est qu’ils avaient en commun deux caractéristiques essentielles: leurs accomplissements étaient suffisamment remarquables pour attirer [je soul.] un groupe cohérents d’adeptes à d’autres formes d’activité scientifique concurrentes; d’autre part, ils ouvraient des perspectives suffisamment vastes pour fournir à ce nouveau groupe de chercheurs toutes sortes de problèmes à résoudre [je soul.]. Les performances qui ont en commun ces deux caractéristiques, continue Kuhn, je les appellerai désormais paradigmes » (pp. 30-31). L’héritage, la transmission entre générations (et donc l’apprentissage), y est essentiel.
[7] Par vocation au métier, d’une part, par le salaire nécessaire pour la nourriture, d’autre part (pour beaucoup, hélas !, celui-ci étant le seul qui compte).
65. Après ce long parcours à travers les sciences des sociétés[1], revenons à la question des retraits constitutifs des phénomènes si divers des différentes disciplines scientifiques, à fin de pouvoir ensuite approcher d’un peu plus près la si difficile question de leur double bind. Ce que j’ai appelé, en inspiration heideggérienne directe, retrait donateur concerne la question de la ‘venue à l’être’ de ces mécanismes autonomes vivants, la façon dont les mécanismes qui en sont à l’origine les ‘laissent être’ autonomes de façon progressive, selon la temporalité de leur taille : retirés, ces donateurs restent ‘effacés’ dans ces mécanismes, qui en sont la trace (Derrida). Tandis que le retrait strict - d’inspiration derridienne, lui - fait partie des mécanismes, il en retient le trop énergétique en des répétitions que l’on peut dire automatiques, car en dehors de toute interférence directe : dans le cas de la voiture, par exemple, il est impossible de mettre la main dans le cylindre où se fait l’explosion de l’essence ; le noyau atomique est inexpugnable dans les conditions terrestres de température ; les biologistes défendent comme un dogme que l’ADN ne reçoit pas d’acquisitions de l’environnement ; le système phonologique de chaque langue résiste aussi très fortement aux changements dans la longue durée, reformule la phonétique des mots étrangers empruntés ; l’interdit de l’inceste reste imprenable quant tous les ‘tabous’ sexuels semblent être tombés ; le nom même de refoulement dit comment tout ce qui l’approche est englouti avec. La liste est éloquente : il est évident que ces répétitions automatiques ne sont pas adéquates aux scènes où la loi oblige à tenir compte de l’aléatoire venu d’autres mécanismes autonomes, il faut donc qu’il y ait entre les deux un mécanisme de régulation. Il doit être capable de la spontanéité de l’autonomie et de la malléabilité rigoureuse de l’adéquation à la scène des autres, à sa loi de circulation. Dans le cas de la voiture, plus simple parce que sans auto-nutrition, cette régulation est assurée par l’appareil, tout ce qui n’est pas le moteur cylindrique d’explosion. Débrayé, celui-ci n'est que les répétitions strictes du piston, sans véritable effort. L'embrayage et la boîte à vitesses sont des mécanismes d'oscillation qui permettent à la machine de changer de comportement selon les aléas du trafic, de freiner en toute vitesse, ou l'inverse, d'accélérer vite quand la voie se débloque, de gagner de l'intensité, de l'ivresse de conduire: c'est de l'événement par rapport à la monotonie d'un embouteillage, toute faite de petites répétitions. Ces mécanismes se répètent – comme usage - chez le conducteur de la voiture. Il a appris à régler les petites répétitions de la machine et leurs oscillations, à gagner lui aussi des petites répétitions automatiques dans la conduite, à devenir lui-même en quelque sorte une pièce de la machine, puisque ses mouvements doivent suivre les aléas du trafic quasi machinalement, automatiquement, sans faire presque attention, avec la spontanéité de l'habileté, attentif à la direction à prendre, aux autres voitures, aux signaux de la route, dans une sorte d’attention flottante, en jargon psychanalyste, que les petites répétitions rendent possible par leur automatisme. L'attention est en attente d'un événement toujours possible ou bien à la recherche d'une intensité de vitesse, dans un rallye par exemple, une poursuite en voiture dans un film d'action.
66. On peut donner pour le langage des exemples semblables d’oscillations entre petites répétitions et événements. Les phonèmes (ou les lettres) sont des répétitions strictes, la voix qui les prononce ayant un rôle de moteur, d’ex-pression (ou les doigts sur le clavier, d’im-pression). Mais les phrases que l’on dit impliquent des quantités de règles de morphologie et syntaxe, prépositions, conjonctions, accord de genre et nombre, flexions des verbes, que nous faisons automatiquement, sans y songer. On peut supposer que nous choisissons, très vite d’ailleurs, les noms et adjectifs, verbes et adverbes, mais ils nous arrivent à la bouche et à la main déjà enchaînés en phrases linguistiquement correctes. Pourrions-nous parler s’il nous fallait faire attention à chacune de ces règles ? Je ne peux éviter de parler ici du livre le plus extraordinaire qui soit du point de vue de la méthodologie linguistique[2] : en 1975, pour la première fois depuis les grammaires de l’Antiquité, le livre Méthodes en syntaxe de Maurice Gross a présenté une analyse d'environ 3000 verbes français, c'est à dire une analyse assez proche de l'exhaustivité des verbes les plus fréquents, quelque chose dont aucun linguiste avant lui ne semble avoir même pas seulement rêvé (on n’avait jamais travaillé que sur quelques exemples limités). Il présente 19 tableaux où ces 3000 verbes sont classés selon leur acceptation de phrases complétives en position soit de sujet soit de complément[3], chaque tableau donnant un nombre plus ou moins grand d'autres propriétés syntaxiques permettant de distinguer ses verbes, dans un ensemble de 2000 classes (1,5 en moyenne) de verbes typés selon leurs propriétés syntaxiques. Eh bien, ce sont ces propriétés que chez chacun de nous sortent toutes faites, nous permettant de mener une conversation ou une discussion, avec tous ses aléatoires et surprises, au point que l’on dise parfois quelque chose qui nous surprend, lapsus qui fasse rire ou idée qui donne à penser.
67. Les unités sociales privées qui sont retirées strictement, le sont pour assurer la routine quotidienne des usages, différents selon les spécialisations, certes, mais selon des gestes (de cuisine ou d’hygiène, écrire sur du papier, poser des briques, ranger des boîtes, que sais-je ?) qui se répètent partout. Cette routine, si décriée, est toutefois ce que toute entreprise doit assurer pour avoir un minimum de productivité, puisque celle-ci serait nulle, ou plutôt fort négative, si chacun devait inventer ses gestes à chaque minute. Elle est, au contraire de ce que l’on semble souvent penser, la condition de l’habileté et de la souplesse face à tout événement, toute difficulté qu’il faille tourner ou résoudre plus ou moins rapidement : de même que sur la route, quand l’accident possible se présente, il faut dominer les petites répétitions et non point inventer des nouveautés ! Week-ends, congés, vacances, ce sont pour ceux qui travaillent des événements qui interrompent cette routine, comme pour le patron la conclusion d’une bonne affaire ou, à l’inverse, une grève de son personnel, une épidémie, une révolution.
68. De même pour ce qui est de la biologie. Laissons de côté la question compliquée du métabolisme cellulaire, pour envisager cet étonnant ‘milieu intérieur’ (Claude Bernard) que J.-D. Vincent (1986) expose et dont l’équilibre homéostatique est le véritable enjeu de tout organisme animal, équilibre du sang entre deux seuils : de température, des tensions artérielle et d’osmose, taux divers s’oxygène, sucre, pH, et ainsi de suite. La routine de la respiration (ses événements : rhume, toux, cigare, course) et celle de la circulation du sang (événements : repas ou jeûne, indigestion, infection, ivresse), ce sont des petites répétitions au service de l’alimentation de chaque cellule de l’organisme, dont le métabolisme est en quelque sorte en retrait strict, incessamment répétitif, de l’ensemble organique. On retrouve donc une régulation entre petites répétitions et événements qui pourra nous aider à mieux préciser, forcément de façon fort brève, ce qui est en question : un équilibre instable, oscillant, car dépendant de l’aléatoire extérieur où il puise de quoi maintenir sa stabilité. Le jeu hormonal semble être le principal mécanisme qui veille sur cet équilibre, soit en jouant sur des organes internes, soit en poussant à des comportements (de prédation, de fuite au prédateur, au froid ou à la chaleur, etc). Pour y arriver, il doit pouvoir être ‘présent’ quand il le faut et rester ‘absent’ quand il ne le faut pas (l’hormone qui commande la faim deux heures et demie, à peu près, avant que les cellules en aient besoin, doit être annulée par une autre de satiété dès que le repas soit suffisant, là encore bien avant que les cellules en aient bénéficié). C’est cette oscillation entre présence et absence qui me semble caractéristique de cette régulation, l’absence étant justement un retrait disponible pour toute éventualité, à la façon de l’attention flottante de l’automobiliste.
69. Cet exemple permet de passer au jeu du cerveau et de sa mystérieuse mémoire. On a, d’une part, les oscillations entre l’attention en prise sur l’événement (ou surprise par) et l’attention flottante des usages de routine, puis entre celle-ci et la relaxation de la rêverie, et encore entre celle-ci et le sommeil, et encore entre le sommeil profond ou lent et le sommeil paradoxal des rêves. D’autre part, la mémoire requise par ces oscillations. Qui sait dire ce qu’est la mémoire ? En principe, la réponse est simple et exacte : elle ne peut être autre chose que les graphes des synapses neuronales (Changeux, § 24), sous forme chimique, qui est susceptible de stabilité en contrepoint avec le flux nerveux, à électricité ionique (donc capable de chimie) qui parcourt ces graphes, graphés d’ailleurs par la répétition de ces flux. Plus difficile est-il de préciser un peu plus. Soit l’exemple de la langue : quand moi, portugais, j’écris en français, où est ma mémoire de ma langue ?[4] Et vice-versa, quand je parle portugais, où est-il, mon français ? La mémoire est absence. Nous savons une immensité de choses depuis que nous avons appris à parler et sommes allés à l’école : il nous est toutefois impossible de ‘savoir’ explicitement cet immense savoir, de l’exposer devant nous à la façon d’une encyclopédie personnelle, il ne vient qu’au compte-gouttes, quand l’aléatoire d’un événement attire notre attention et le fait sou-venir. Un souvenir n’est jamais qu’un fragment infime de cette mémoire qui sou/de-vient ‘présent’, l’immense mémoire restant ‘absente’, oubliée. En retrait. Il ne vient qu’à l’appel d’autre chose, soit même une association d’idées, selon des règles qui nous échappent presque totalement[5], en dehors de celles des textes, linguistiques et culturelles à la fois, auxquelles elle obéisse, semble-t-il, et qui semblent disparues des rêves.
70. Les unités sociales, ont-elles une mémoire ? Ce pourrait être le paradigme de Kuhn, tel qu’il l’a défini[6], élargi des systèmes d’usages des laboratoires scientifiques à ceux de toute unité sociale : ce qui, en les attirant[7], lie les divers usagers pour accomplir les usages tels qu’on les a appris des aînés initiés, son système de recettes en somme, mémoire sociale de ce qu’il faut faire. Dès que le cerveau est requis, langage, usage, apprentissage, unité sociale, la mémoire en fait partie : absence qui devient présente de façon fragmentaire par ses effets dans la scène en question, retrait régulateur qui rend les répétitions susceptibles d’adéquation à l’aléatoire des événements, de même que, mutatis mutandis, le jeu des hormones pour réguler l’équilibre homéostatique du sang. On ne peut plus opposer la structure et l’événement, la répétition et le singulier, la langue et la parole, la société (l’espèce, l’institution) et l’individu et ainsi de suite : aucun de ces termes n’est qu’une forme d’oscillation entropique avec l’autre de son couple.
[1] Bien plus complexes que les autres : elles contiennent les phénomènes de toutes les autres disciplines, sans que les leurs soient des mécanismes autonomes semblables, mais plutôt des structures liant des mécanismes, c’est peut-être pourquoi elles sont moins avancées, du point de vue phénoménologique ici proposé.
[2] La méthode suppose, bien sûr, la linguistique générale de Saussure (1916, 1972), Benveniste (1966) la double articulation (Martinet, 1967), très importante pour le phénoménologue.
[3] Un exemple au hasard de la p. 65. Des tests rendront compte du fonctionnement de tel verbe avec des complétives à l'indicatif (pour 'savoir': "Paul sait que Marie viendra", mais non point "Paul sait que Marie vienne") et de tel autre avec des complétives au subjonctif (pour 'vouloir': "Paul veut que Marie vienne", mais non point "Paul veut que Marie viendra").
[4] « Dans les fautes », répond Wally Bourdet qui les a corrigés.
[5] La psychanalyse a fait jouer de façon fort astucieuse l’association d’idées pour en trouver quelques unes. Ces règles sont-elles des petites répétitions ? Comme les petits vieux qui se répètent, ou nous-mêmes, quand quelque chose nous préoccupe très fort et devenons incapables de penser à autre chose ?
[6] La Physique d’Aristote, l’Almageste de Ptolomée, les Principia et l’Optique de Newton, l’Électricité de Franklin, la Chimie de Lavoisier e la Géologie de Lyell, ce sont des performances qui, écrit-il, “ont longtemps servi à définir implicitement les problèmes et les méthodes légitimes d’un domaine de recherche pour des générations successives de chercheurs. S’ils pouvaient jouer ce rôle, c’est qu’ils avaient en commun deux caractéristiques essentielles: leurs accomplissements étaient suffisamment remarquables pour attirer [je soul.] un groupe cohérents d’adeptes à d’autres formes d’activité scientifique concurrentes; d’autre part, ils ouvraient des perspectives suffisamment vastes pour fournir à ce nouveau groupe de chercheurs toutes sortes de problèmes à résoudre [je soul.]. Les performances qui ont en commun ces deux caractéristiques, continue Kuhn, je les appellerai désormais paradigmes » (pp. 30-31). L’héritage, la transmission entre générations (et donc l’apprentissage), y est essentiel.
[7] Par vocation au métier, d’une part, par le salaire nécessaire pour la nourriture, d’autre part (pour beaucoup, hélas !, celui-ci étant le seul qui compte).
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