lundi 18 février 2008

Les scènes scientifiques

Les scènes scientifiques à double bind : de l’indétermination à l’énigme

79. Chaque (sous) scène a sa population d’assemblages, dont chacun est composé d’unités doublement liées, en dépendance de deux lois inconciliables qui font toutefois de l’ensemble une unité indissociable. Il s’agit maintenant de suivre les (sous) scènes des principaux domaines (à la ressemblance partielle d’une voiture) – respectivement des graves / des mammifères / de la parole / de l’habitation sociale (limitée, dans ce court texte, aux sociétés dites primitives) - en décrivant, de façon simplifiée, télégraphique, cette composition en double lien ou bind qui est la garantie de la constitution et de l’autonomie relative de circulation de chaque assemblage, dans une scène dont la loi générale de circulation est inconciliable avec cette autonomie, tout en étant la ‘même’, l’hétéronomie donnée, indissociable donc.
80. En voici le dessin. Toute scène suppose
a) qu’une pléthore chaotique d’éléments (explosion d’essence) - respectivement protons, neutrons et électrons / molécules à carbone/ cris / gestes d’anarchie incestueuse –
b) subisse les effets de forces inhibitrices concernant certains de ces éléments qui restent en retrait strict (le cylindre du moteur) – respectivement forces nucléaires des atomes / inhibition de l’ADN dans le noyau des cellules et dressage des pulsions hormonales / système phonologique / interdit sexuel impliqué par le paradigme des usages –, en rapport avec l’énergie motrice de l’autonomie de l’assemblage ;
c) suppose ensuite que les autres unités de l’assemblage soient disposées de façon à être en mesure de répondre de la loi de la scène (loi du trafic) – respectivement loi de gravité / de la jungle (nutrition et motilité) / de la vérité / de la guerre
d) par un système en retrait régulateur (embrayage et boîte à vitesses) - respectivement champ gravifique / homéostasie du sang et mémoire cérébrale / langue et sens commun / paradigme de l’unité sociale - susceptible d’oscillations entre des petites répétitions et des événements d’avec autres assemblages de la scène,
e) ces événements reproduisent l’assemblage[1], avec retrait de la donation, soit de l’ensemble doublement lié qui constitue l’assemblage, soit d’éléments qui les nourrissent et altèrent, ce retrait – la trace des donateurs – rend possible l’autonomie de l’assemblage dans la scène. S’ensuit (jusqu’au § 85) une rapide comparaison de quatre (sous) scènes scientifiques.
81. Les atomes des graves sont liés d’une part aux forces nucléaires et de l’autre à celles de la gravitation. Les premières rendent chaque atome impénétrable à tout autre atome[2], elles sont le fondement de l’altérité irréductible des choses de ce monde ; c’est la vérité de tous les empirismes : rien n’est identique à rien. C’est la trace vivante (Derrida) qui a dépassé cette irréductibilité, en créant des paliers inédits de mêmeté : d’espèces biologiques / de langues / d’us et coutumes. Ce qui marque une différence importante entre ces scènes de vivants et celle de la Physique-Chimie : peut-on au niveau de celle-ci, où il n’y a pas de trace, parler de retrait donateur et d’autonomie avec hétéronomie effacée ? Seulement en un certain sens. L’autonomie consiste dans l’inertie des graves, garantie par les forces nucléaires (retrait strict): résistance d’une part à la désagrégation (sauf pression et température très élevées), offre d’autre part aux forces de gravitation et aux transformations chimiques (forces électromagnétiques intra et extra moléculaires : retrait régulateur quantique des électrons de valence). La stabilité fort improbable du système du soleil et ses planètes, qui les fait échapper individuellement à l’expansion de l’univers, nous donne un bon exemple (pas n’importe lequel, car fondateur de la Physique) : le retrait donateur serait celui du champ lui-même des forces de gravitation de chacun des astres, qui n’existe que par les (autres) astres qui le composent et sans lequel ceux-ci dériveraient vers les espaces selon leur inertie (autonome). C’est-à-dire que chacun des astres est donné[3] par les autres astres, dans leur système, chacun est doublement lié : par sa force gravifique qui rassemble tous ses composants (c’est cela ‘un’ astre) et par celle du système (l’ensemble de tous) qui le lie, le retient, le prend dans la stabilité de son orbite elliptique.
82. Sautons à la scène de la Biologie des mammifères, par-dessus celle des unicellulaires et des étapes majeures de l’évolution. Il s’agit, on l’a vu, d’un double système, nutritionnel et neuronal, visant la reproduction de l’individu, et d’un troisième, le sexuel, supplémentaire, visant la reproduction de l’espèce. Les doubles binds se multiplient : 1) celui de chaque cellule d’abord dans sa double membrane[4], qui a demandé trois milliards d’années à l’évolution, contre 600 millions pour celle de tous les organismes ; 2) celui, majeur, lien de chaque cellule en elle-même et lien au système de circulation du sang qui la nourrit ; 3) celui de ce système nutritionnel, avec ses hormones assurant l’homéostasie, et les graphes neuronales de la mobilité, 4) à son tour dédoublé, lui aussi, chez les espèces plus complexes entre deux cortex, le ‘paléo’ et le ‘néo’. Si l’on songe que, théoriquement, tout mammifère est menacé d’une sorte de chaos interne (les liens se déliant, tous ses tissus devenant des cancers), il faudra sans doute, en plus de l’inhibition cellulaire de l’ADN dans son noyau (réserve de la production de protéines), un supplément d’inhibition visant les gènes spécialisés des cellules des autres tissus (qui sont couverts) et ceux du développement embryonnaire qui assurent la bonne taille des organes. C’est-à-dire, un supplément d’inhibition qui garde les cellules en retrait strict spécialisé pour la reproduction saine de l’ensemble. En ce qui concerne le double bind du nutritionnel et du neuronal, la question se pose du rapport entre les hormones, par exemple celles de la faim, et les graphes de l’apprentissage : il suffit de songer à la situation d’un chat fou de faim devant un prédateur qu’il aurait voulu manger, s’il pouvait, pour comprendre qu’il lui faut retenir en retrait ses hormones de la faim le temps de sa fuite et de sa mise en sécurité, de reprise de son aise pour revenir à la chasse : c’est dire que, poussés par les hormones, les graphes du néo-cortex apprennent à les dresser pour l’efficacité des stratégies de l’espèce : ils sont en retrait régulateur (mémoire) devant sa situation écologique (loi de la jungle), elles en retrait strict, pouvant aller à la folie s’il n’y a pas d’issue à ses poussées nutritionnelles (ou sexuelles). La sexualité, d’autre part, est du côté du retrait donateur des géniteurs, chez qui elle joue un rôle qui peut se faire au dépens de leur autoreproduction (c’est pourquoi il faut que la copule soit gratifiante) : la femelle notamment doit donner à son tour, dans une sorte d’éthique biologique, doit devenir donatrice de ce qui lui a été donné autrefois et s’en retirer, selon les rythmes de la grossesse et de l’allaitement, n’y laissant que sa trace, le programme génétique de l’espèce avec ses marques singularisantes et l’apprentissage des petits.
83. Dans la scène des Linguistiques[5], il suffit maintenant de souligner que le système phonologique en retrait strict pour la formation des mots est ce qui rend les langues étrangères les unes aux autres, les syntaxes-sémantiques de la langue (retrait régulateur) plus ou moins proches rendant possible de traduire[6], autant que les phonologies et les singularités des usages, et donc des codes textuels, le permettent. Dans la scène de la vérité que toute langue instaure, c’est celle-ci et le sens commun culturel qui, en retrait régulateur[7], assurent l’entente courante entre les parleurs. La contribution de Flahault (§ 63) permet de comprendre ce qui pose question : la vérité de ce qui est dit, et déjà dans le processus de l’apprentissage (qui, en ce qui concerne le ‘savoir’, n’est jamais fini) n’est jamais garantie à celui qui écoute, sans que souvent il ait des moyens autres de s’en assurer, comme fait foi l’éventail des verbes concernant le doute et la certitude. C’est la raison pour laquelle l’enjeu de la scène est la vérité, instaurée par le langage : elle concerne autant l’entente avec les autres que le rapport à ce qui est dit; mais l’autonomie de parole de tout un chacun rend possible l’erreur, le mensonge (qui doit sembler ‘vrai’), la fiction, ce qui souligne comment cette autonomie, indissociable de la loi du sens commun, est à la rigueur inconciliable avec elle. On s’en rend compte quand il y a proposition de nouveautés et choc avec les orthodoxies. Ou bien quand l’autonomie s’exaspère et devient délire d’un fou. La poésie est le discours qui joue à fond sur ce double bind, de la façon énigmatique qui a fait les romantiques parler d’‘inspiration’, joue sur la double articulation du langage, sur la loi du signifiant (jeu sonore entre les mots, rythme) et celle du sens des phrases. La logique, à l’extrême opposé, s’en est tellement méfiée, de la polysémie, desdites ambiguïtés des langues, qu’elle a fini par emprunter une écriture de type mathématique, à une seule articulation : exacte donc, mais en dehors des langues. D’autre part, on est lié, par la langue commune, à tous les autres (sauf émigration, bien entendu). Ici aussi, l’importance cruciale de l’apprentissage et donc du rôle social des ‘maîtres’ (en retrait donateur) implique une éthique élémentaire de donner aux jeunes (et de façon générale, à qui ignore et demande) ce que l’on a reçu soi-même d’autrui.
84. Faisons une pause pour souligner à nouveau l’impossibilité d’étendre aux scènes terrestres le déterminisme dont les scientifiques ont hérité des philosophes et théologiens. Ce qui a été suggéré de l’inertie comme une sorte de degré zéro de l’autonomie, montre que les graves, en tant que livrés à la scène de la gravitation et des transformations chimiques, sont indéterminés quant à ce qui peut leur arriver, du fait des aléatoires de la scène (même les rocs devant l’érosion, pour ne pas parler des tempêtes, des séismes). De façon tout à fait générale, ils ne sont pas susceptibles de prévision scientifique, qui n’est que laboratoriale. Les degrés d’autonomie des vivants – des mécanismes réglés pour l’aléatoire des scènes - dans l’échelle des espèces augmentent cette indétermination, dont la complexité des cerveaux respectifs semble être un bon indice de mesure : le néo-cortex des oiseaux et mammifères les place en haut de l’échelle des performances éthologiques. Il y a sans doute un saut assez grand quand on passe aux humains, avec l’invention de la parole, des usages techniques et des usages religieux mettant en relief le rôle des ancêtres morts. L’indétermination devient bien plus forte, les traditions ayant réservé le terme de liberté pour la dire. Ces traditions ont ainsi « opposé » les humains et les animaux : c’est où réside le dualisme que nous avons rejeté à plusieurs reprises. La question n’est pas de revenir en arrière et de nier la liberté humaine, mais de ne pas ‘opposer’ tous les humains et tous les animaux. Des exemples tout simples. Un humain est bien plus proche d’un lion ou d’une hirondelle que ceux-ci d’une fourmi, ce que ces animaux ont de trop sur la fourmi est condition nécessaire (pas suffisante) des humains. Ou, à la façon de Deleuze : côté affects, un cheval de guerre est bien plus proche d’un taureau que d’un cheval de tir, qui, lui, est proche de l’âne qui tourne à la noria. Il ne faut pas comparer que des ‘essences’, au-delà des espèces zoologiques, les différences parmi les vivants sont immenses. Ceci vaut tout aussi bien des différentes complexités des sociétés humaines. Ce que nous appelons ‘liberté’ en Occident, que nous réclamons depuis les Lumières, était inaccessible aux indigènes des sociétés tribales, qui en avait une autre, communautaire, ou de la (Modernité dite) Antiquité. De même, l’école moderne crée beaucoup de différences culturelles qui rendent bien plus libres que les autres (autrement que par l’effet de la richesse en argent) ceux qui ont réussi leurs études. Dans l’échelle de l’évolution biologique et historique, il y a indéniablement croissance de l’indétermination et de la liberté. Toutefois, la différence que la parole et les us et coutumes ont introduite comme liberté permet que l’on puisse parler de celle-ci en termes d’énigme, dans la mesure où la convergence des diverses indéterminations, des différents doubles binds - celle du mammifère, celle de la parole et celle des autres usages - la multiplie de beaucoup, rend fort énigmatique tout autre qui soit devant moi, quelles que soient nos différences culturelles. Il est structurellement inédit, son visage[8] relève de l’énigme qu’il est ontologiquement, trace de beaucoup de donations, sa voix est toujours à écouter, je puis toujours apprendre avec lui, car il sait toujours beaucoup trop de choses que je ne sais pas. Par exemple, tout indigène africain peut se débrouiller dans des lieux dépourvus d’électricité infiniment mieux que moi. Les catastrophes écologiques qui semblent s’annoncer seront bien plus préjudiciables aux civilisés électro-dépendants qu’aux autres. Il y eut autrefois un enjeu semblable entre Romains et Barbares, nos ancêtres à nous, Européens. Si l’histoire se répète, cette fois-ci (ce n’est pas demain la veille, quand même) ce serait aux dépens des descendants des ‘vainqueurs’ d’autrefois (et héritiers des ‘vaincus’).
85. Soit enfin, la scène de l’Anthropologie. Le chaos est la foule, comme on en voit, hélas ! chaque fois qu’il y a des multitudes de réfugiés fuyant des zones en guerre, voire les banlieues cancer des métropoles dudit Tiers Monde. Pour l’éviter, les sociétés s’organisent en unités locales privées, en retrait strict de la foule, soit en accueillant ceux qui y naissent ou s’y marient, soit, dans les institutions modernes, en y attirant des agents par leurs paradigmes et salaires : dans tous les cas, ce sont les paradigmes (en retrait régulateur) qui règlent les usages de façon à assurer la nutrition de tout un chacun par des usages hérités. Ces unités sociales sont liées entre elles par des liens globaux, que le système de la parenté et son échange des femmes garantit, par le biais des règles politiques et religieuses (en retrait régulateur tout aussi bien, rapportées d’ailleurs aux paradigmes locaux: absentes d’habitude, ces règles ont des effets quand il en faut) héritées des ancêtres (qui sont, eux, en retrait donateur). Le jeu mutuel des envies qui opposent les différentes unités sociales et la solidarité en cas de guerre ou autre relèvent des deux lois inconciliables et indissociables, du double bind qu’est une société. De même qu’il intègre les doubles binds des scènes biologique et de la parole, seront créés d’autres doubles liens au fur et à mesure de la plus grande complexité historique, dont le régime monarchique, et puis républicain, de l’instance politique, personnalisée dans la maison d’un guerrier ou en collectifs démocratiques (ou pas), le marché et la monnaie, l’école, l’église, la machine, les institutions modernes et les familles ‘en appartements’, les médias, s’agissant en tous ces cas de structures ou mécanismes en double bind.
86. Un mot pour reprendre deux allusions à la question éthique (§§ 80 et 81). Le retrait donateur est structural et des espèces sexuées et des sociétés humaines: il faut se laisser désapproprier des règles permanentes de l’autoreproduction pour donner de l’autonomie à d’autres, en s’effaçant, tout comme on les a reçues de ses ancêtres. Cette autonomie contemple d’abord la nutrition comme impératif social biologique : aucune société ne peut laisser livrer à la faim aucun des siens, c’est un impératif social préalable à toute ordination juridique. Ensuite les sociétés hétérarciques, qui ont exclu toute possibilité de survie autarcique, doivent, par le même type d’impératifs aussi préalables au juridique, d’ordre social élémentaire maintenant, donner à chacun des capacités d’usage adéquates, moyennant école, et intégration dans une institution (un emploi), ou une indemnité de chômage en cas de crise. Cette éthique structurelle, ontologique, peut aussi se réclamer des prophètes de la bible hébraïque et des apôtres de la bible chrétienne : leur leçon éthique (« qu’il n’y ait pas de pauvre chez toi », « tu aimeras ton voisin, ton prochain, comme toi-même ») relève justement de l’impératif de donner de ce qui chez nous a été aussi don (ancestral ici, divin chez eux). Et s’effacer, s’en retirer, pour qu’autonomie soit[9]. Enfin, en plus de « les envies ne doivent s’accomplir que selon les usages » (§ 42), il y aura une éthique élémentaire des métiers en société hétérarcique : puisque nous recevons de la compétence et de l’habileté d’autrui la quasi totalité des choses dont nous avons besoin pour notre habitation et qu’il nous faut une énorme confiance (Fidalgo) dans ces anonymes qui ‘échangent’ ces choses avec les nôtres, de même devons-nous faire de notre mieux ce que nous faisons et qui ira à d’autres anonymes.



[1] Sans analogie dans la machine.
[2] Dans les conditions de température de notre univers terrestre, ce que l’on pourrait appeler peut-être l’ ‘homéostasie’ du système planétaire.
[3] Hétéronomie donatrice effacée : elle a tellement surpris Newton ! Il y a toujours de quoi nous surprendre, si l’on sait dépasser nos habitudes scolaires. D’abord le système planétaire, ensuite tout le terrestre est plein d’aléatoire ! Effrayant pour la logique classique, pour le bon vieux déterminisme scientiste.
[4] L’apport de Marcello Barbieri permet de dépasser le ‘dogme’ (Crick) du déterminisme par l’ADN : on ne peut en effet comprendre la cellule à partir de l’ADN et de sa détermination, mais, à l’inverse, l’ADN n’est compréhensible que comme une partie de la cellule.
[5] La grammaire générative ne me semble pas susceptible de ce type d’analyse phénoménologique.
[6] Sauf pour le chinois et ses mots monosyllabiques, semble-t-il. Dans tous les autres cas, c’est au fond la grammaire à racine aristotélicienne qui a été adaptée aux traductions et à l’élaboration des grammaires de chaque langue inconnue.
[7] La langue n’est jamais entièrement dans une parole, dans un texte. Ce que les linguistes appellent paradigme se joue ‘in absentia’ (Saussure), en retrait. Par exemple, si je dis une phrase avec le mot ‘petit’, il faut savoir qu’il fait paradigme avec ‘grand’, ‘moyen’, ‘dimension’, ‘petite’, avec des mots qui ne sont pas dans la phrase mais qui sont essentiels pour son sens.
[8] Motif mis en haut relief philosophique par Levinas, autrement que dans cette ontologie inspirée de Heidegger et de Derrida.
[9] À l’inverse de la « substitution » et de « l’otage » de Levinas, me semble-t-il. Les citations bibliques sont respectivement du Deutéronome 15,4, du Lévitique 19,18, de l’évangile de Marc 12,31 et parallèles.

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