lundi 18 février 2008

Le retrait donateur des ancêtres

Le retrait donateur des ancêtres : sacré et culture

46. Arrivés ici, il est temps de faire intervenir un autre type de retrait, en plus du retrait strict, indiqué déjà au § 28. La reproduction sexuelle se fait d’une façon assez étonnante, par miniaturisation et très lente croissance. Chez les mammifères, au lieu des œufs pondus à l’extérieur, ce processus a été internalisé dans l’anatomie des femelles, leur utérus d’abord, allaitement ensuite. Dans l’œuf invisible qui résulte du coït est placé, est donné le programme génétique de l’espèce ; l’un des donateurs s’en va tout de suite tandis que la donatrice de l’ovule fécondé se retirera fort lentement, pour qu’il puisse gagner l’autonomie d’un futur adulte. Déjà au bout de trois semaines, l’embryon nourrit ses cellules par son propre sang, mais celui-ci doit être ‘chargé’ par le sang maternel. Un autre pas de retrait est l’accouchement, où les appareils digestif et respiratoire du bébé entrent en fonctions, mais toujours nourri par le lait maternel, dont le sevrage représente un autre pas du retrait de la donation. Mais pendant de longues années, on devra lui donner la nourriture, avant qu’il puisse le faire de façon autonome. De même, on l’a suggéré aussi, ceux qui leur apprennent la parole et les savoir-faire s’en retirent, dans un procès aussi de miniaturisation, où il faut donner les mots, les gestes, leurs règles au compte-gouttes, à leur mesure, notre savoir d’adultes tenu en réserve. Au fur et à mesure où l’enfant parle et utilise, il y a retrait de ceux qui lui ont appris, qui pourront souvent être surpris de l’habileté manifestée. Ici, le donné est le savoir social qui rend possible la reproduction de la société, les donateurs sont légion, puisqu’on apprend jusqu’à ses derniers jours.
47. Pourquoi appeler retrait donateur (ou retrait de la donation) ce phénomène si courant et banal ? C’est un langage heideggérien, que Derrida a repris dans son motif de la trace. Il permet de comprendre des aspects des sociétés qui sont moins bien perçus. Parler de retrait donateur pour l’héritage de la langue de la tribu, implique que celui qui est en retrait (dans sa trace effacée) n’est pas tout à fait absent, qu’il reste graphé dans le cerveau de l’apprenti, effacé mais susceptible de revenir inopinément à la mémoire, ou bien en rêve. Il est là sans y être : en retrait. Or, c’est l’état en général des ancêtres de toute société : absents, puisqu’ils sont morts, mais là, en retrait, dans l’efficacité des usages qu’ils ont, quelques-uns inventés, la majorité transmis, donnés. C’est cette efficacité de la donation en retrait que manifestent deux types majeurs de phénomènes sociaux : le sacré et la culture. Les deux sont par essence ancestraux. Les scénographies des dieux et autres êtres immortels varient beaucoup, mais elles ont en commun de parvenir à rendre les ancêtres là, malgré leur absence, en répétant mythes et rituels le plus scrupuleusement possible (‘religio’, c’est ‘relegere’), tels qu’ils les répétaient aussi. Quels ancêtres ? Tous : le sacré est holistique, il vient de tous les ancêtres et concerne tous les habitants actuels. Son rôle est structurellement ‘conservateur’, empêcher les innovations qui changeraient le système des usages ancestraux[1], Lévi-Strauss l’a remarqué des mythes amérindiens qu’il a analysés superbement. Ou bien, « la société contre l’État » de P. Clastres.
48. Par contre, on peut dire culture la façon dont ce phénomène se présente dans les sociétés à écriture et invention technique plutôt fréquente. Un nouveau texte important, l’invention du train ou de la voiture, altèrent ce qui vient des ancêtres, en ajoute, incite les habitants à trier dans l’héritage. À un certain seuil d’innovation, le holisme sacré se défait, beaucoup d’œuvres culturelles sont référées à ceux qui les ont créées, on ne peut accéder à tous (qui souvent s’excluent mutuellement), on doit critiquer, choisir. C’est la signification du mot grec ‘hérésie’, un phénomène structurel là où il y a multiplicité de textes. S’y oppose l’orthodoxie comme tentative de garder l’holisme du sacré. Mais il y va de la culture comme du sacré en ce qui concerne les ancêtres : quand je lis Sartre, je lis ce qu’il a écrit, le temps de ma lecture je coïncide dans le signifiant du texte, pour ainsi dire, avec son écriture, avec lui écrivant, je lis les mots et phrases qu’il a écrites, je deviens le même que lui pendant un bout de temps, plus ou moins capable de saisir ses arguties, bien sûr. Et dans ce que j’apprends de lui, y compris éventuellement de façon critique, il reste là, mon ancêtre, chez moi en retrait. Contre l’empirisme myope, les ancêtres font partie des sociétés : toute synchronie actuelle reste incompréhensible si l’on n’en tient pas compte.

[1] Qui ont fait leurs preuves, puisqu’on est là grâce à leurs usages.

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