Élargir la réduction phénoménologique
12. L’une des possibilités majeures du langage des humains est de permettre de ‘suspendre’ le contexte situationnel du parleur et de l’écouteur (de l’écrivain et du lecteur) en vue de ‘créer’ un événement de parole apportant son contexte avec lui : deux exemples majeurs, je peux raconter un récit du passé ou une fiction sans tenir compte, dans ce récit, de mon ici et maintenant, de même que je peux penser, y compris rêver, souhaiter, imaginer d’autres possibilités que celles du contexte situationnel où je le fais. Le ‘discursif’ (que Benveniste a distingué du ‘narratif’) permet deux modes des verbes : l’indicatif présent, qui, avec les autres indices de locution (‘je’, ‘tu’, ‘ici’, ‘maintenant’, et d’autres), renvoie à son énonciation, à son contexte, ‘indique’ ce qui est ‘présent’, et le subjonctif, qui renvoie à cette capacité de penser autre chose, en gardant toutefois le support du ‘je’ de l’énonciation (et le rapport au ‘tu’). De même, le récit évoqué peut garder ce support (auto récit, concernant le locuteur), que pourtant structurellement il exclut. Quel nom donner à cette possibilité de nos paroles de ‘suspendre’ notre contexte situationnel et de nous ravir ailleurs, absorbés par exemple dans la lecture d’un roman passionnant ? Bifurcation ? En jouant sur deux des sens du mot ‘sens’, on pourrait peut-être en effet parler de bifurcation du sens : celui qui nous oriente dans l’espace, droite, gauche, devant, derrière, haut, bas, celui qui, sens du discours, nous donne une autre possibilité à notre être-là, celle d’être ailleurs, dans un autre là.
Bifurcation : à la fois ci-présent et ailleurs.
13. Cette bifurcation se ferait entre notre contexte situationnel, notre ‘ici et maintenant’, et le contexte rapporté par la parole ou écrit. Celui-ci a la puissance de nous enlever de celui-là, de nous absorber, de nous bifurquer
[1]. On peut présumer qu’il faut d’ordinaire un point de départ dans le contexte situationnel pour qu’il y ait ce report de la bifurcation, quelque chose, événement minime, qui fasse interruption, qui fasse ‘association’ entre un élément du contexte et l’enjeu de la parole, dite ou silencieuse : une rencontre avec quelqu’un d’autre, telle chose qui fasse signe à la mémoire, ou tout simplement une association d’idées. Celle-ci est si courante qu’il nous faut admettre que
notre état normal soit d’être toujours déjà en bifurcation de sens, disons ainsi, entre celui de la situation du contexte et celui du discours
[2], de ladite conscience. Prévention d’un ‘accident’, le mot ‘fais attention !’ rappelle avec insistance que c’est au contexte qu’il faut devenir attentif, lorsqu’on est ‘ailleurs’, dans les nues.
14. Ce que nous appelons philosophie en Occident a démarré plus fortement à partir de la littérature dite présocratique par une bifurcation tout à fait exceptionnelle, liée à l’invention de la
définition par l’école socratique. Dans
Ménon (71c), par exemple, la question de la définition - « que dis-tu que c'est la vertu? » - est posée ainsi : « quelques nombreuses et diverses qu'elles soient, elles ont toutes une certaine forme (qui est) la même (
hen ge ti eidos tauton), qui fait qu'elles sont des vertus. C'est sur elle qu'il convient de fixer les yeux pour répondre à la question et montrer en quoi consiste la vertu ». Si l’on admet qu’il y ait une ‘vision’ du comportement vertueux, sa définition consiste à trouver cet
eidos tauton, cette 'forme qui est la même' dans tous ces comportements vertueux ; pour cela il faut les dépouiller de ce qu’Aristote appellera leurs accidents, de ce qu’il y a de particulier dans chacun de ces comportements vertueux, et en dégager la « forme (qui est) la même ». Ce qui implique que la définition soit d’elle-même (assise sur la) bifurcation : d’une part, on est dans une discussion philosophique à deux, tout au moins, donc dans le registre de la parole, d’autre part « il convient de fixer les yeux » sur ces comportements, là où ils sont, dans leurs situations ou contextes. La définition dégage - de ces contextes « sous les yeux » - un
eidos, qui est
le même dans tous les contextes considérés, mais qui ne peut l’être que parce que dégagé de leurs particularités : c’est-à-dire que l’
eidos n’est le même que dans la parole philosophique
[3]. Chacun de ces comportements vertueux peut être raconté dans un récit ou dit dans un discours, les deux tenant au contexte particulier. Par contre, le texte gnoséologique, ce nouveau texte des définitions - des
eidê (formes idéales) chez Platon, des
ousiai chez Aristote -, rompt avec ces discours du particulier, qu’il qualifie de
doxa (opinion, qu’elle soit vraie ou pas). Cette coupure, relevant de la violence de la définition elle-même (la violence pédagogique que nous appelons
abstraction, arrachement), a été instituée : l’Académie, le Lycée, l’école
en retrait des opinions de la cité. C’est dire qu’elle implique l’altération de celui qui tient la parole de définition : il « fixe les yeux » sur les choses de la cité et de la nature tout autrement que ceux qui y vivent (voir la description de la pensée du philosophe en tant qu’arrachée au contexte dans
Théétète 174-175). C’est cet arrachement - cette
abs-traction violente
[4] surplombant la bifurcation - qui a été repris par Platon comme
séparation entre les Formes idéales célestes, issues des définitions, et les choses définies dans leur contexte terrestre. Les unes, ont été contemplées par l’âme lorsqu’elle était séparée de son corps, avant la naissance, les autres, connues par le biais du corps et de ses organes, sont engendrées et se corrompent comme lui ; cette altération du philosophe a été théorisée dans l’immortalité de son âme vertueuse (
Phédon). Aristote, par contre, a atténué autant qu’il le pouvait la séparation (son ousia est autant eidos que chose, essence que substance). Mais, grand utilisateur des définitions, il a renforcé la coupure institutionnelle entre le Lycée et la cité, entre son texte gnoséologique
[5] et les récits et discours de la
doxa ; tout en quittant l’immortalité de l’âme, il n’a pas moins gardé l’altération de son regard de philosophe, de plus en plus arraché à la
doxa quotidienne, mis hors du jeu.
15. On peut estimer que la
réduction d’Husserl a consisté pour l’essentiel dans la reprise du geste de la définition de l’école socratique
[6], dans une sorte d’essai de refondation de la philosophie par rapport à la tradition scolaire de son époque en tant que doxa
[7] académique, disons. En effet, cet essai a eu lieu après la longue histoire de l’institution qu’est l’école, l’histoire des universités médiévales et européennes, surtout après les siècles entre le XVIIe et le XIXe et la prolifération inouïe des sciences de tout acabit. Son insistance sur l’intentionnalité essayait de retrouver la bifurcation initiale, si l’on peut dire, en suivant de la perception à l’intuition d’essence : mais en ‘oubliant’ le discours, en privilégiant dans la perception ce qu’il disait ante–prédicatif, il a tâché de revenir à la ‘chose’ pour y suspendre ou réduire son empirisme contextuel, ce qui la lie au monde des autres choses usuelles, pour en tirer, abs-traire, l’
eidos ou essence. Réduire la chose apparaissante pour ne retenir que son apparaître phénoménal, structural. Tout en saluant le retour aux choses, c’est cet ‘oubli’ que Heidegger critiquait en
Être et Temps, en posant l’humain comme
Dasein, être-le-là, extériorité dans le monde
[8], c’est cet oubli qu’il visait dans son geste de réclamer l’être au monde avant le discours apophantique (celui de la définition) : ce qui soulignerait comment la réduction répétait la définition déjà et ratait les choses elles-mêmes, prises d’emblée comme des ‘objets’, hors contexte. Le commencement d’Husserl se situait déjà
après la coupure (gnoséologique, pour les besoins de la connaissance) d’avec le monde quotidien, où tous, les humains, nous nous mouvons. Certes, c’était ce monde, dans sa particularité empirique, qui était réduit mais Heidegger donnait à voir ce qu’Husserl ne semble pas avoir compris: que cette réduction, cherchant à retrouver l’
eidos, l’essence des choses auxquelles il invitait à retourner, avait des incidences tout autant sur lui, que la conscience qui réduisait était déjà celle d’un ‘philosophe’, de quelqu’un d’arraché au quotidien, qui était déjà à l’école. En retournant au monde, Heidegger n’est pas toutefois retourné aux discours particuliers de la littérature, dont il s’est pourtant fort rapproché ; il a sciemment gardé l’allure philosophique de l’école, tout en déplaçant l’empirique du monde à réduire vers l’histoire occidentale de l’être, tâchant d’y réduire le substantialisme de l’aristotélisme médiéval et européen : c’est à détruire, disait-il.
16. L’être chez lui deviendra la différence ontologique d’avec les choses, il retourne au
même que Parménide avait formulé comme le-dire-(qui)-pense-l’être. L’être est l’être des choses, du monde, de l’univers, qui n’est donné ni aux yeux ni au toucher : il est dit et pensé par le penseur,
le même que son dit, que sa pensée[9].
L’histoire de l’être est ainsi l’histoire des motifs qui, des Grecs aux Européens, l’ont pensé[10]. Il cherchera longtemps à penser cet être qui donne les choses, les étants, avant de parvenir, en 1962, à formuler le motif de l’Ereignis (événement, en allemand) qui leur donne - aux choses qui ‘arrivent’ - et l’être et le temps, tout en effaçant,
en retirant sa donation. C’est maintenant d’Héraclite qu’il dépend : « la nature (l’être) aime se cacher ».
Cette donation fait être la chose, son retrait la laisse être elle-même, en son être et temps ‘propres’.
17. Derrida continuera sur sa lancée. Il se retrouve devant la tâche de penser l’être au monde heideggérien et la précompréhension (les préjugés ou présupposés) que
Être et Temps lui avait octroyée : d’où vient-elle (viennent-ils) au
Dasein ? Pour le savoir, il reprendra la réduction d’Husserl, en la déplaçant toutefois, lui aussi. Non plus dans la direction de l’être mais de la parole, dont il contestera qu’elle soit postérieure à ladite perception
[11]. La réduction chez lui, en traversant une célèbre différence saussurienne entre les sons et les signifiants (seuls ceux-ci appartiennent à la langue), permettra de rendre compte de l’apprentissage de la parole
[12], de l’apparaître d’une voix inédite d’enfant : celle-ci n’est possible que par une ‘suspension’ des sons empiriques des voix des autres qui ne retient que leurs différences signifiantes (1967a)
[13]. Appelons cette nouvelle réduction
grammatologique[14]. Il faut la complexifier toutefois, de façon à tenir compte de la double articulation du langage (§ 27), ce qu’il fera, implicitement, dans un autre texte de la même époque (1967c). Les signifiants écoutés, les mots et les règles des phrases, sont appris et dits par la nouvelle voix comme langue culturelle de la communauté dans les rapports aux autres, d’une part, mais en rapport aussi aux usages d’habitation que l’enfant apprend avec le langage. Or, c’est cette langue - qui parle dans sa voix et dont l’enfant est auto affecté, con-scient de soi – qui (précompréhension heideggérienne) le hausse au niveau, disons, du paradigme de ces usages d’habitation (recettes, règles, lois, jeux, rêveries, etc.) : on peut dire qu’il rejoint ainsi la réduction phénoménologique d’Husserl
[15], mais à la façon d’un nouveau tour ou pli de la réduction grammatologique. Cette double réduction – en
double-bind, pour le dire dans sa terminologie postérieure - sera répétée à chaque nouvel apprentissage et de la voix et du phénomène. Si j’ai commencé par proposer une ‘bifurcation du sens’, on voit, maintenant qu’on y revient, qu’elle se donne comme toujours déjà doublement articulée, sans que l’on puisse séparer l’un des ‘sens’ de l’autre, ce que l’on voit ou touche de ce que l’on en pense ou comprend (avec les mêmes mots que les autres).
18. Mais ce mot ‘réduction’, tout en permettant de comprendre autant que possible ce si énigmatique apprentissage à partir des autres, peut devenir source de confusion, peut ignorer l’aspect ‘constructif’ du savoir-faire du nouvel humain habitant dans sa tribu. La réduction de l’empiricité des autres, de leur voix et du savoir-faire de maîtres qui s’effacent, est en effet corrélative de la construction ou croissance, du remplissage
[16] ‘substantiel’, ‘empirique’, de la voix et savoir-faire de celui qui apprend les usages de chez lui. Ce que chacun de nous sait est la trace de ceux par qui nous l’avons appris
[1] C’est où, me semble-t-il, résiderait la ‘vérité’ de ce qu’on appelle dualisme, voire de ce qu’on appelle idéalisme, dont l’erreur consiste en diviser ou séparer la bifurcation entre ‘corps’ et ‘âme’, extensio et cogito, finalement objet et sujet. En Husserl : région nature et région conscience.
[2] Je me restreins ici au discours, mais ce ‘là’ ailleurs peut-être aussi bien de la musique, ou jeu d’images, ou calcul mathématique.
[3] On peut dire que le nom des choses en est l’amorce, car le fait que nombreux chiens de si différentes races soient nommés, dans les discours, par le même nom ‘chien’ implique la suspension des particularités de chacun d’eux, pour n’en retenir qu’un eidos.
[4] Elle n’en est pas complète, tant que l’on garde à l’école les mots de la cité. Elle le deviendra avec la traduction en latin par des mots étrangers au quotidien.
[5] Sans les temps ni les modes des verbes, que des copules. À base de définitions d’essences intemporelles et de l’argumentation conséquente, il ne dialogue plus et devient de plus en plus incompréhensible pour les non-initiés.
[6] Pour être plus précis, la réduction serait une classe d’opérations de pensée dont la dénomination, la définition, l’epoché et les diverses réductions scientifiques dont il sera question plus loin (§ 87) seraient des espèces.
[7] Sa thèse de la position naturelle du monde, à suspendre par l’épochê, correspondrait à la doxa des Grecs. La pensée s’est ‘naturalisée’ à l’école, il faut refaire une nouvelle ‘séparation’ au dedans de la vieille séparation, un nouveau paradigme, une nouvelle manière de ‘faire’ la séparation–définition : « avec une attitude toute différente », disait-il au début des Ideen.
[8] En critiquant Husserl, le vieux Heidegger a dit que la conscience est close, on ne s’en sort pas ; il a ajouté paradoxalement que son Dasein était ‘proche’ des monades leibniziennes, car il n’avait pas non plus de fenêtres.
[9] Chez les Européens, la coupure cartésienne séparera la pensée (le sujet) et l’être (objet), fera du dire un instrument subordonné.
[10] Cette historicité des motifs philosophiques, que l’on trouve chez Nietzsche et est reprise par la grammatologie de Derrida, est l’un des points décisifs du tournant heideggérien. Il faut en tenir compte pour bien évaluer le paradigme kuhnien, quoi qu’il en soit de son explicitation par Kuhn lui-même (par exemple, c’est la condition de son propos, qui a choqué beaucoup, sur le regard et sa dépendance de ce qui le dirige, mémoire ou paradigme, de ce que l’on a appris). * attention
[11] Il dira même que ce qu’on appelle la perception n’existe pas.
[12] C’est-à-dire que la conscience ne peut pas ‘toute seule’ faire et garantir la réduction. Que Derrida trouve des différences–répétitions et leur espacement–temporalisation comme ‘résultat’ de la réduction implique que, au lieu d’un Wesenverhalte (état d’essences) husserlien, ce ‘résultat’ soit d’emblée structurel et temporel.
[13] Ces différences, venues des autres s’inscrire chez l’enfant, sont spatialisées et temporalisées : c’est ce que Derrida dit différance. Le verbe ‘différer’ dit les différences spatiales et l’ajournement temporel. L’a ajouté à différence y introduit ce sens temporel du verbe que le substantif ignore.
[14] De ‘gramma’, écriture en grec, inscription. Ce sont ces différences signifiantes qui s’inscrivent dans les ouïes-cerveau-gorge de l’enfant.
[15] Puisque l’apprentissage et des mots et des gestes des usages et de leurs rapports mutuels se fait par réduction phénoménologique, les mots supposant toutefois aussi la réduction grammatologique. C’est cet apprentissage qui amène le fils de la femme et de l’homme au ‘monde’, en fait un ‘être au monde’ de sa tribu.
[16] C’est peut-être l’antonyme de réduction, ce que Husserl chercherait à saisir par sa notion de ‘constitution’. C’est ce que j’appellerai plus loin ré(pro)duction.